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LE SECRÉTAIRE INTIME.

de France. Tu as subi l’influence des prêtres dans ce qu’elle a de bon principalement, mais aussi un peu dans ce qu’elle a de dangereux. Ton curé de village est sans doute un homme vertueux et franc ; mais peut-être ceux qui lui reprochaient de manquer d’indulgence et de miséricorde n’avaient-ils pas absolument tort. Je n’aime pas qu’on chasse d’un pays les vagabonds et les malfaiteurs ; c’est se défaire de la peste en faveur de son prochain. Il vaudrait mieux essayer de fixer et d’employer les uns, de corriger ou de contenir les autres. Ta mère me paraît une bonne femme que tu aurais mieux fait d’accepter avec ses qualités et ses défauts, et je t’estimerais encore mieux si tu avais ignoré ou enseveli dans un éternel oubli les fautes de sa jeunesse. Prends-y garde, mon enfant : ce caractère absolu, cette froide habitude de condamner en silence et de fuir sans retour et sans pardon tout ce qui ne nous ressemble pas, peut bien nous rendre coupables, dangereux aux autres et à nous-mêmes. Tu vois déjà que tu t’es fait souffrir, que tu as gâté le bonheur possible de la vie de famille ; et sans doute ta mère, quelque frivole qu’elle soit, doit avoir pleuré ton départ et ses motifs. Lui donnes-tu quelquefois de tes nouvelles, au moins ?

— Oui, Madame, répondit Saint-Julien.

— Eh bien, fais-le toujours, reprit-elle, et que le ton de tes lettres lui fasse oublier ce que ton absence a de cruel et de mortifiant. Au reste, ajouta la princesse en se levant et en lui tendant la main, vous avez bien fait de nous dire toutes ces choses, monsieur le comte ; nous saurons mieux le respect que nous devons à vos chagrins. Mes enfants, dit-elle aux deux autres, vous avez trop d’esprit et de délicatesse pour ne pas le comprendre, le cœur de San-Giuliano n’est pas du même âge que le vôtre. Il ne faut pas le traiter comme un camarade d’enfance. Et toi, mon ami, dit-elle au jeune comte, il faut faire aussi quelque concession à leur jeunesse, et tâcher de te distraire avec eux. Nous réunirons tous nos efforts pour te faire l’avenir meilleur que le passé ; si nous échouons, c’est que l’amitié est sans puissance et ton âme sans oubli. »

L’heure étant venue où la princesse devait se montrer pour la première fois depuis son retour à toute sa cour assemblée, elle prit le bras de Julien pour se lever ; puis elle passa sur sa robe de soie une pelisse de velours brodée d’or et fourrée de zibeline. Le page prit son éventail de plumes de paon. On remit à Julien un livre à riches fermoirs sur lequel il devait inscrire les demandes présentées à la souveraine. La Ginetta, qui avait des privilèges particuliers, se mêla à trois grandes dames autrichiennes qui, par droit de noblesse, avaient la charge honorifique de paraître en public les suivantes de la princesse. Elles n’étaient guère flattées de voir une Vénitienne sans naissance et, disaient-elles, sans conduite, marcher du même pas et leur ôter sans façon des mains la queue du manteau ducal ; mais la princesse avait des volontés absolues. Elle eût chassé ces douairières plutôt que de contrarier sa jeune favorite, et aucun homme de cour ne trouvait à redire à l’admission d’une si belle personne dans les salles de réception.

Quand la princesse eut agréé les hommages de ses flatteurs, elle leur présenta son secrétaire intime, le comte de Saint-Julien. Au ton de sa voix, tous comprirent que ce n’était pas à la lettre un successeur de l’abbé Scipione, et qu’il fallait se conduire autrement avec lui. Saint-Julien fut donc étourdi et presque effrayé des protestations et des avances qui lui furent faites de tous côtés. Il était bien loin d’avoir conçu une si haute idée de son rôle. « Eh ! mon Dieu ! se disait-il, si j’étais l’époux de la princesse, on ne me traiterait pas mieux. Tous ces gens-là doivent pourtant bien savoir dans quel costume je suis arrivé ici. » En voyant combien les hommes sont rampants et souples devant tout ce qui semble accaparer la faveur du maître, il s’étonna d’avoir été si craintif. « Qu’est-ce donc que cette grandeur que j’avais rêvée ? se dit-il ; où sont ces hommes élevés qui soutiennent la dignité de leur rang par de nobles actions, et qui ont le cœur fier et hardi comme la devise de leurs ancêtres ? Les vrais nobles sont-ils aussi rares que les vrais talents ? »

Le jour même, on célébra le mariage de l’aide de camp Lucioli avec la lectrice mistress White. Ce fut un grand sujet d’étonnement pour Julien, de voir ce beau jeune homme épouser une vieille fille d’un rang obscur et d’un esprit médiocre. Personne ne songea à partager la surprise de Julien. La duègne était richement dotée par la princesse, et Lucioli pourrait désormais satisfaire ses étroites vanités et déployer un luxe insolent. Il était réconcilié avec sa situation, et trouvait dans le maintien grave de Quintilia plus d’indulgence pour son amour-propre qu’il ne l’avait espéré.

En effet, la princesse présida cette cérémonie avec un sang-froid imperturbable. Il était impossible de se douter, à son air austère et maternel, qu’elle fût occupée à se divertir sérieusement d’une victime insolente et lâche. Dans aucun recoin de la chapelle on n’osa échanger le plus furtif sourire. Les lèvres de Quintilia étaient immobiles et serrées comme celles d’un mathématicien qui résout intérieurement un problème. Julien se méfia néanmoins de cette affectation, et quand vers minuit la princesse se retrouva dans son appartement avec lui, Ginetta et Galeotto, il ne s’étonna guère de la scène qui eut lieu devant lui. La Ginetta, mettant son mouchoir sur sa bouche, semblait attendre dans une impatience douloureuse le signal de sa délivrance, lorsque Quintilia, se laissant tomber tout de son long sur le tapis, lui donna l’exemple d’un rire inextinguible et presque convulsif. Le page fit la troisième partie, et Julien resta ébahi à les contempler jusqu’à ce que, les rires un peu apaisés, un feu roulant et croisé de sarcasmes amers et d’observations caustiques lui fit comprendre qu’on venait de jouer la plus majestueuse des farces dont un amant rebuté ou disgracié pût être la victime ou le bouffon.

« Je n’aime pas cela, dit-il au page lorsqu’ils se retrouvèrent ensemble dans leur appartement. Ou Lucioli est un pauvre niais qu’on mystifie sans pitié, ou c’est un misérable qui se console avec de l’argent, et qu’il faudrait plutôt chasser.

— Vous avez l’air, dit le page d’un ton assez sec et sérieux, de critiquer la conduite de notre bienfaitrice ; je vous dirai, moi aussi, monsieur de Saint-Julien, je n’aime pas cela.

— Mettez-vous à ma place, répondit Julien un peu confus ; ne penseriez-vous pas, en voyant des choses si étranges, que la princesse est bien cruelle envers ceux qui osent s’élever jusqu’à elle, ou bien inconstante envers ceux qu’elle y fait monter un instant ? »

Le page ne répondit que par un grand éclat de rire ; puis, reprenant aussitôt son sérieux, il quitta Saint-Julien en lui disant : « Mon ami, ni le dévouement ni la prudence n’admettent l’esprit d’analyse. »

VI.

Le lendemain, la princesse appela Saint-Julien et s’enferma avec lui dans son cabinet. Elle était occupée de mille projets ; elle voulait apporter de notables économies à son luxe, fonder un nouvel hôpital, réduire les richesses d’un chapitre religieux, écrire un traité sur l’économie politique, et mille autres choses encore. Saint-Julien fut épouvanté de tout ce qu’elle voulait réaliser, et il pensa un instant que la vie d’un homme ne suffirait pas à en faire le détail. Néanmoins elle lui posa si nettement les points principaux, elle le seconda par des explications si précises et si lucides, qu’il commença bientôt à voir clair dans ce qu’il avait pris à l’abord pour le chaos d’une tête de femme. Lorsqu’elle le renvoya, elle lui confia une besogne assez considérable, qu’il eut à lui rendre le lendemain et dont elle fut contente, bien qu’elle y fît de nombreuses annotations.

Plusieurs mois furent employés à dresser et à préparer ce travail. Durant tout ce temps, la princesse fut enfermée dans son palais ; les fêtes et les réceptions furent