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LE SECRÉTAIRE INTIME.

et absolu avec les méchants. Il était peu susceptible d’enthousiasme, si ce n’est lorsqu’il s’agissait de flétrir le vice par des paroles véhémentes et de repousser l’hypocrite ostentation des faux dévots.

« Malgré cette noble sincérité et l’horreur qu’il éprouvait pour tout machiavélisme religieux, cet homme respectable était peu compris et peu aimé. On l’accusait de manquer de tolérance, et on le confondait avec les fanatiques qui, sous la robe du lévite, recèlent la haine et l’aigreur jalouse des cœurs froissés. Mais on était injuste envers lui, je puis l’affirmer. C’était le plus chaste et en même temps le moins chagrin des prêtres. La fermeté, l’esprit d’ordre et l’amour de la justice, qui étaient les principaux traits de son caractère, entretenaient dans ses manières et dans ses mœurs une sérénité patriarcale. Sa maison était rigoureusement bien tenue ; sa sœur, digne et excellente ménagère, distribuait ses aumônes avec discernement, et il avait si bien surveillé sa paroisse, qu’on n’y voyait plus aucun malfaiteur ni aucun vagabond troubler le repos ou effaroucher la conscience des honnêtes gens.

« C’est là ce qui faisait dire à des philanthropes imprudents qu’il se conduisait plutôt en justicier inflexible qu’en apôtre miséricordieux. Ces gens-là ne voulaient pas comprendre qu’il faisait la guerre au vice, et ne haïssait dans les hommes que la souillure de leurs péchés.

« Pour moi, j’aimais en lui toutes choses, mais principalement cette vertueuse rigueur, qui éclairait tous les doutes de ma conscience et qui aplanissait toutes les difficultés de mon chemin. Guidé par lui, je me sentais capable d’être vertueux comme lui. Ses conseils, ses encouragements et ses éloges m’inondaient d’une joie céleste, et je ne craignais point de chercher dans un noble orgueil la force dont l’homme a besoin pour traverser les séductions coupables. Il m’exhortait à ce sentiment d’estime envers moi-même, et me le faisait envisager comme la plus sûre garantie contre la dépravation d’un siècle sans croyance. »

À cet endroit du récit de Julien, la Ginetta laissa tomber son éventail, et ses regards vagues, qui tenaient le milieu entre le sommeil et la préoccupation, troublèrent un peu le narrateur. Galeotto sourit à demi et lui dit : « Prenez courage, mon cher monsieur de Fénelon ; cette frivole Cidalise n’est bonne qu’à découper du papier et à friser des petits chiens. » La princesse lui imposa silence et pria Saint-Julien de continuer.

« Lorsque j’entrai dans l’adolescence, un trouble inconnu vint porter l’épouvante dans mes rêves et dans mes prières. Je m’en confessai à mon instituteur, non comme à un prêtre, mais comme à un ami. Il me répondit avec franchise et me révéla hardiment tous les secrets de la vie. — Si vous étiez destiné à la virginité du sacerdoce, me dit-il, j’essaierais de prolonger votre ignorance ou d’éteindre par la crainte les ardeurs de votre jeune imagination ; mais le germe des passions se révèle chez vous avec trop de vivacité pour que j’essaie jamais de vous retirer du monde, où votre place est marquée. Il ne s’agit que de bien diriger les passions, pour qu’elles soient fertiles en nobles pensées et en belles actions.

« Alors il essaya de me peindre les deux sortes d’amours qui souillent ou purifient les âmes : l’attrait du plaisir qui, sans l’autre amour, ne conduit qu’à l’abrutissement de l’esprit ; et l’amour du cœur, qui rapproche les êtres vertueux et produit l’union sainte de l’homme et de la femme. Il me parla de cette compagne d’Adam, de ce rayon du ciel envoyé au sommeil du premier homme, comme le plus beau don que Dieu eût mis en réserve pour couronner l’œuvre de la création. Il me parla aussi de cet être dégénéré qui, dans notre société corrompue, dément sa céleste origine et enivre l’homme des poisons de la luxure, fruit amer et impérissable de l’arbre de la science. Les portraits qu’il me fit de la femme pure et de la femme vicieuse imprimèrent dans mon cœur, encore enfant, deux images ineffaçables : l’une, divine et couronnée, comme les vierges de nos églises, d’une sainte auréole ; l’autre, hideuse et grimaçante comme un rêve funeste. Que cette idée fût erronée dans sa candeur, cela est hors de doute pour moi aujourd’hui, et pourtant je n’ai pu perdre entièrement cette impression obstinée de ma première jeunesse. La laideur du corps et celle de l’âme me semblent toujours inséparables au premier abord ; et quand je vois la beauté du visage servir de masque à la corruption du cœur, j’en suis révolté comme d’une double imposture, et je suis saisi de terreur comme à l’aspect d’un bouleversement dans l’ordre éternel de l’univers.

« Au retour des Bourbons en France, mes parents revinrent de l’émigration, et je quittai avec regret le presbytère pour aller vivre dans le château délabré de mes ancêtres. Mon père sacrifia ses dernières ressources pour rentrer en possession du manoir qui portait son nom ; mais il ne put racheter qu’une très-petite partie des terres environnantes, et l’entretien d’une vaste maison et d’un parc sans rapport achevèrent de rendre notre existence précaire et triste. Néanmoins je me flattais, dans les commencements, de goûter un bonheur nouveau pour moi dans l’intimité de ma mère, dont je me rappelais avec amour les caresses et les premiers soins. Elle était encore belle malgré ses cinquante ans, et à un esprit naturel et enjoué elle joignait assez d’instruction et de jugement ; mais, par une inconcevable fatalité, nos opinions différaient sur beaucoup de points. Il est vrai que ma mère, douce et facile dans son humeur railleuse, attachait peu d’importance à nos discussions et semblait ne pas s’apercevoir de l’impression pénible que j’en recevais ; mais il m’était cruel de trouver dans une femme que j’aurais voulu entourer du plus saint respect une légèreté de principes si différente de ce que j’en attendais. Peu à peu, la frivolité avec laquelle ma mère traitait mes plus chères croyances, l’espèce de pitié moqueuse qu’elle avait pour mon caractère, me rendirent plus hardi, et j’essayai de l’amener à mes idées ; mais alors elle m’imposa silence avec hauteur, et me reprocha aigrement ce qu’elle appelait le pédantisme de l’intolérance. Mon père ne se mêlait jamais à nos contestations ; presque toujours endormi dans son fauteuil, il ne prenait intérêt qu’à sa partie de piquet, que ma mère faisait, il est vrai, avec une obligeance infatigable ; et, pourvu que rien ne gênât ses habitudes paresseuses, il s’accommodait de tous les visages et de tous les caractères. Un ami subalterne de la maison me rendit, presque malgré moi, le triste service de m’apprendre que ma mère avait souvent trompé autrefois ce débonnaire mari, et me conseilla de heurter moins imprudemment ses souvenirs, et peut-être les reproches secrets de sa conscience, par la rigidité de mes principes. Je le remerciai de son avis, et j’en profitai. Je compris que je n’avais plus le droit de discuter, puisque c’était m’arroger celui de censurer la conduite de ma mère ; mais en rentrant dans la voie d’un froid respect, je sentis s’évanouir en moi cette sainte affection dont j’avais conçu l’espoir.

« Je me retirai en moi-même ; je devins mélancolique, souffrant, et l’ennui s’empara de moi. Je pris dans cet isolement de l’âme une habitude de réserve qui acheva de m’aliéner le cœur de mes parents. Ils me le témoignèrent cruellement quatre ou cinq fois, et à la dernière je pris mon parti. Je partis dans la nuit, leur laissant une lettre d’humbles excuses, et leur promettant que, quelle que fût ma fortune, ils n’auraient jamais à rougir de moi. Je me mis donc en route, au hasard, tristement, et presque sans ressources, la gêne où vivaient mes parents m’interdisant de leur demander le moindre sacrifice ; j’espérai en la Providence et un peu en mon courage. Votre Altesse sait le reste, et grâce à sa bonté, je n’ai pas eu longtemps à supporter les fatigues et les privations de mon voyage.

— Je te remercie, mon cher Julien, dit la princesse. Je vois que tu es un honnête homme et un noble cœur ; mais laisse-moi te parler en amie et remplacer la mère que tu as abandonnée. Je crains que tu ne sois un peu entaché, à ton insu et malgré toi, de l’esprit d’obstination et d’orgueil que l’on reproche avec raison au clergé