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LE SECRÉTAIRE INTIME.

jeune philosophe, qu’on ne pouvait plus le concevoir autrement après l’avoir vu vêtu ainsi. Saint-Julien ne s’était jamais aperçu de sa beauté. Aucun des rustiques amis qui avaient entouré son enfance ne s’en était avisé ; on l’avait, au contraire, habitué à regarder la délicatesse de sa personne comme une disgrâce de la nature et comme une organisation assez méprisable. Pour la première fois, en se voyant semblable à un type qu’il avait souvent admiré dans les copies gravées des anciens tableaux, il s’étonna de ne point trouver sa ténuité ridicule et sa gaucherie disgracieuse. Une satisfaction ingénue se répandit sur sa figure et l’absorba tellement, qu’il resta près d’un quart d’heure en extase devant lui-même, s’oubliant complètement, et prenant la glace où il se regardait, dans son immobilité contemplative, pour un beau tableau suspendu devant lui.

Deux figures épanouies qui se montrèrent au second plan détruisirent son illusion. Il s’éveilla comme d’un songe, et vit derrière lui le page et la Ginetta, qui l’applaudissaient en riant de toute leur âme. Un peu confus d’être surpris ainsi, le jeune comte s’adossa à la boiserie de sa chambre, et, se croisant les bras, attendit que leur gaieté se fût exhalée ; mais son regard triste et un peu méprisant ne put en réprimer l’élan. Le page sauta sur le lit en se tenant les flancs, et la Ginetta se laissa tomber sur un carreau avec la grâce d’une chatte qui joue.

Mais, se levant tout à coup et croisant ses bras sur sa poitrine, elle s’adossa à la boiserie, précisément en face de Julien, et dans la même attitude que lui. Puis elle le regarda du haut en bas avec une attention sérieuse.

Se tournant ensuite vers le page, elle lui dit d’un ton grave : « Seulement la jambe un peu grêle et les genoux un peu rapprochés ; mais ce n’est pas disgracieux, tant s’en faut. »

Saint-Julien, très-piqué de leurs manières, se sentait rougir de honte et de colère lorsqu’on entendit sonner onze heures. Le page et la soubrette, tressaillant comme des lévriers au son du cor, le saisirent chacun par un bras en s’écriant : « Vite, vite, à notre poste ! » et avant qu’il eût eu le temps de se reconnaître, il se trouva dans la chambre de la princesse.

V.

Quintilia était étendue sur de riches tapis et fumait du latakié dans une longue chibouque couverte de pierreries. Elle portait toujours ce costume grec qu’elle semblait affectionner, mais dont l’éclat, cette fois, était éblouissant. Les étoffes de soie des Indes à fond blanc semé de fleurs étaient bordées d’ornements en pierres précieuses ; les diamants étincelaient sur ses épaules et sur ses bras. Sa calotte de velours bleu de ciel, posée sur ses longs cheveux flottants, était brodée de perles fines avec une rare perfection. Un riche poignard brillait dans sa ceinture de cachemire. Un jeune axis apprivoisé dormait à ses pieds, le nez allongé sur une de ses pattes fluettes. Appuyée sur le coude, et s’entourant des nuages odorants du latakié, la princesse, fermant les yeux à demi, semblait plongée dans une de ces molles extases dont les peuples du Levant savent si bien savourer la paisible béatitude. La Ginetta se mit à lui préparer du café, et le page à remplir sa pipe, qu’elle lui tendit d’un air nonchalant, après lui avoir fait un très-petit signe de tête amical. Julien restait debout au milieu de la chambre, éperdu d’admiration, mais singulièrement embarrassé de sa personne.

Quintilia, soufflant au milieu du nuage d’opale qui flottait autour d’elle, distingua enfin son secrétaire intime, qui attendait craintivement ses ordres. « Ah ! c’est toi, Giuliano ? dit-elle en lui tendant sa belle main ; es-tu bien dans ton nouvel appartement ? Trouves-tu que j’aie été un bon factotum dans ton petit palais ? À ton tour, tu auras bien des choses à faire dans le mien : mais nous parlerons de cela demain. Aujourd’hui je te présente à mes courtisans ; songe à faire bonne contenance. Voyons ; ton costume ? marche un peu. Comment le trouves-tu, Ginetta ?

— Je suis absolument de l’avis de Votre Altesse.

— Et toi, Galeotto ?

— Si mademoiselle n’avait rien dit, j’aurais dit quelque chose ; mais ne trouve rien de plus spirituel à répondre que ce qu’elle a trouvé.

— Ginetta, dit la princesse, je vous défends de tourmenter Galeotto. D’ailleurs, ajouta-t-elle en voyant l’air triste et contraint de Saint-Julien, ces enfantillages ne sont pas du goût de M. le comte, et il vous faudra, avec lui, brider un peu votre folle humeur.

— Madame, dit Julien, qui craignait de jouer le rôle d’un pédant, laissez, je vous en prie, leur gaieté s’exercer à mes dépens ; je suis un paysan sans grâce et sans esprit, leurs sarcasmes me formeront peut-être.

— C’est notre amitié qui prendra ce soin, dit Quintilia. Mais, dis-moi, enfant, tu ne m’as pas conté ton histoire, et je ne sais pas encore par quelle bizarrerie du destin monsieur le comte de Saint-Julien m’a fait l’honneur de me suivre en Illyrie. Je gagerais qu’il y a là-dessous quelque aventure d’amour, quelque grande passion de roman, contrariée par des parents inflexibles ; tu m’as bien l’air d’être venu à moi par-dessus les murs. Voyons, Ragazzo, quelle escapade avez-vous faite ? pour quelle dette de jeu, pour quel grand coup d’épée, pour quelle fille enlevée ou séduite avez-vous pris votre pays par pointe ? »

En parlant ainsi, elle posa son pied chaussé d’un bas de soie bleuâtre lamé d’argent sur le flanc de sa biche tachetée, et, tout en prenant sa chibouque des mains du page, elle le baisa au front avec indolence.

Cette familiarité ne troubla nullement Galeotto, qui semblait tout à fait dévoué à son rôle d’enfant ; mais elle fit monter le sang au visage du timide Julien.

« Voyons, dit la princesse sans y faire attention ; nous avons encore une heure à attendre l’ouverture du cérémonial ; veux-tu nous raconter tes aventures ?

— Hélas ! Madame, répondit Julien, il vaudrait mieux m’ordonner de vous lire un conte des Mille et une Nuits ou un des romanesques épisodes de Cervantès ; ce serait plus amusant pour Votre Altesse que les obscures souffrances d’un héros aussi vulgaire et d’un conteur aussi médiocre que je le suis.

— Je crois comprendre ta répugnance, Giuliano, reprit la princesse ; tu crains d’être écouté avec indifférence : tu te trompes ; il ne s’agit pas pour moi de satisfaire une curiosité oisive ; je voudrais lire jusqu’au fond de ton cœur, afin d’éclairer mon amitié sur les moyens de te rendre heureux. Si tu doutes de l’intérêt avec lequel nous allons t’entendre, attends que la confiance te vienne. C’est à nous de savoir la mériter.

— Je serais un sot et un ingrat, répondit Julien, si je doutais de la bienveillance de Votre Altesse après les bontés dont elle m’a comblé ; je crois aussi à l’amitié de mon jeune confrère, à la discrétion de la signora Gina. D’ailleurs il n’y a point de piquants mystères dans mon histoire, et les malheurs domestiques dont j’ai souffert ne peuvent être aggravés ni adoucis par la publicité. »

Galeotto prit la main de Julien et le fit asseoir sur le tapis, entre lui et l’axis favori. Le jeune comte raconta son histoire en ces termes :

« Je suis né en Normandie, de parents nobles, mais ruinés par la révolution du siècle dernier. Ma mère, en partant pour l’étranger, fut heureuse de pouvoir confier mon éducation à un prêtre à qui elle avait rendu d’importants services dans des temps meilleurs, et qui, par reconnaissance, se chargea de moi. J’avais six ans quand on m’installa au presbytère dans un riant village de ma patrie. Le curé était encore jeune, mais c’était un homme austère et fervent comme un chrétien des anciens jours. Intelligent et instruit, il se plut à étendre le cercle de mes idées aussi loin qu’il est possible de le faire sans dépasser les limites sacrées de la foi. Il jugeait toutes les choses humaines avec sévérité, mais avec calme. Ses principes étaient inflexibles, et l’extrême pureté de sa conscience lui donnait le droit d’être ferme