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LE SECRÉTAIRE INTIME.

luxe, le choix des objets d’art, semblaient avoir une destination expresse pour ses goûts et son caractère. Les gravures représentaient les poëtes que Julien aimait, ses livres favoris garnissaient les armoires de glace. Il y avait même une grande Bible entr’ouverte à un psaume qu’il avait souvent cité avec admiration durant le voyage.

« Il est impossible que ces choses soient l’effet du hasard, dit-il ; mais que suis-je pour qu’elle s’occupe ainsi de moi, pour qu’elle m’honore d’une amitié si délicate ? Quintilia ! dût le monde me couvrir de sa sanglante moquerie, je m’estimerais bien malheureux s’il me fallait échanger le trésor de cette sainte affection contre une nuit de ton plaisir !… Et pourtant quel orgueil serait donc le mien si j’aspirais à être le seul amant d’une femme comme elle ? Suis-je fou ? suis-je sot ? »

Le lendemain matin, il se hasarda à tirer la tresse de soie de sa sonnette, moins par le besoin qu’il avait d’un domestique que par un sentiment de curiosité inquiète et vague appliqué à toutes les choses qui l’entouraient. Deux minutes après, il vit entrer le page de la princesse. C’était un enfant de seize ans, si fluet et si petit qu’il paraissait en avoir douze. Sa physionomie fine et mobile, son air enjoué, hardi et pétulant, son costume théâtral, sa chevelure blonde et frisée, réalisaient le plus beau type de page espiègle et d’enfant gâté qui ait jamais porté l’éventail d’une reine.

« Eh quoi ! c’est toi, Galeotto ? dit le jeune comte avec surprise.

« Oui, c’est moi, répondit le page avec fierté : la princesse me met à vos ordres ; mais écoutez. Vous ne devez jamais oublier que je me nomme Galeotto degli Stratigopoli, descendant de princes esclavons, et que je suis votre égal en toutes choses. Si la pauvreté a fait de moi un aventurier, elle n’en pourra jamais faire un valet. Sachez donc que je suis ici ami et compagnon. J’obéis à la princesse ; je la servirai à genoux, parce qu’elle est femme et belle ; mais vous, je ne consentirai jamais qu’à vous obliger… Est-ce convenu ?

— Je n’ai pas besoin d’un serviteur, répondit Saint-Julien, et j’ai besoin d’un ami. Vous voyez que le hasard me sert bien, n’est-il pas vrai ? »

Galeotto lui tendit la main, et un sourire amical entr’ouvrit sa bouche vermeille.

« Son Altesse, reprit-il, m’avait bien dit que nous nous entendrions et que nous serions frères. Elle désire que nous n’ayons point de rapports avec les laquais. Jeunes comme nous voici, pauvres comme nous l’étions hier, nous n’avons pas besoin de valets de chambre ; mais nous avons besoin mutuellement de conseil et de société. C’est pourquoi nos gentilles cellules sont voisines l’une de l’autre, une sonnette communique de vous à moi ; mais prenez-y bien garde, la même communication existe de moi à vous, et pour commencer vous allez voir. »

Le page sortit, et peu après une sonnette cachée dans les draperies du lit de Saint-Julien fut ébranlée avec autorité. Le jeune comte comprit, et se hâta de sortir de sa chambre. Au bout de quelques pas il vit Galeotto sur le seuil de la sienne.

« Mon jeune maître, dit Saint-Julien, me voici, j’ai entendu votre appel.

— C’est bien, dit le page ; maintenant retournons chez vous, je vais vous aider à vous habiller. Cela est d’une haute importance, ajouta-t-il, voyant que Julien faisait quelque cérémonie ; j’accomplis ma mission, laissez-moi faire. »

Alors Galeotto tira de sa poche une clef de vermeil dont il se servit pour ouvrir les tiroirs d’un grand coffre de cèdre qui servait de commode dans la chambre de Saint-Julien. Il y prit des vêtements d’une forme étrange, devant lesquels le jeune Français se récria, saisi de répugnance :

« Vous êtes un niais, mon bon ami, lui dit le page ; vous craignez d’être ridicule en vous affublant d’un costume de comédie. Il ne fallait pas vous mettre sous la domination d’une femme. Vous oubliez donc que nous jouons ici les premiers rôles après le singe et le perroquet ? J’ai fait comme vous la première fois qu’on m’ôta ma petite soutane râpée (car je m’étais enfui du séminaire par-dessus les murs), pour me mettre ce justaucorps de soie, ces bas brodés et ces plumes, qui me donnent l’air d’un kakatoès. Je pleurai, je criai (j’avais douze ans alors) ; je voulus déchirer mes manchettes et jeter mon bonnet sur les toits ; mais la Ginetta, qui est une fille d’esprit, me fit la leçon, et je vous assure que je me trouve aujourd’hui fort à mon avantage. Voyez, ajouta le malin page en se promenant devant une glace où il se répétait de la tête aux pieds ; cette petite jambe fine et ce pied de femme ne seraient-ils pas perdus sous un pantalon de soldat et sous une botte hongroise ? Croyez-vous que ma taille fût aussi souple et mes mouvements aussi gracieux sous les traits d’un dolman ou sous le drap de votre frac grossier ? Quant à mes dentelles, elles ne sont pas beaucoup plus blanches que mes mains, c’est en dire assez ; et mes cheveux, que vous trouvez peut-être un peu efféminés, Monsieur, c’est la Ginetta qui les frise et les parfume. Allez, mon cher, fiez-vous aux femmes pour savoir ce qui nous sied ; là où elles règnent, nous ne sommes pas trop malheureux.

— Galeotto, dit Saint-Julien en cédant d’un air tout rêveur à ses instigations, je vous avoue que, s’il en est ainsi, cette cour n’est pas trop de mon goût. Vous êtes spirituel, brillant ; cette vie doit vous plaire. D’ailleurs, vous n’avez pas encore atteint l’âge où la nécessité d’un rôle plus sérieux se fait sentir. Vous avez bien déjà la fierté d’un homme ; mais vous avez encore l’heureuse légèreté d’un enfant. Pour moi, je suis déjà vieux ; car j’ai l’humeur mélancolique, le caractère nonchalant. Une vie de fêtes ne me convient guère ; je ne sais pas plaire aux femmes ; j’aimerais mieux vivre à la manière d’un homme.

— Admirable princesse ! s’écria Galeotto en lui boutonnant son pourpoint de velours noir.

— Je ne voudrais pas plus que vous porter un mousquet sur un bastion et fumer dans un corps de garde, continua Julien ; je ne me sens pas fait pour cette vie rude, ennemie du développement de l’intelligence.

— Sublime bon sens de Son Altesse ! reprit le page en lui attachant au-dessus du genou une jarretière d’argent ciselé.

— Mais je voudrais, continua Saint-Julien, pouvoir accomplir ici quelque travail utile, et avoir le droit de consacrer à l’étude mes heures de loisir.

— Vive son Altesse Sérénissime ! s’écria le page.

— Qu’avez-vous donc à plaisanter ainsi ? dit Julien. Vous ne m’écoutez pas.

— Parfaitement, au contraire, répondit l’enfant ; et si je me récrie en vous écoutant, c’est de voir que Son Altesse vous connaisse déjà si bien. Tout ce que vous me dites là, elle me l’a dit hier soir ; et vous pensez bien qu’après vous avoir si nettement jugé, elle a trop d’esprit pour vous détourner de votre vocation. Tout ce que vous désirez, elle vous l’a préparé ; elle est entrée dans le fond de votre cerveau par la prunelle de vos yeux, elle a saisi votre âme dans le son de votre voix. Attendez quelques jours, et si vous n’êtes pas content de votre sort, il faudra vous aller pendre, car c’est que vous aurez le spleen. En attendant, regardez-vous, et dites-moi si le choix de ce vêtement ne révèle pas chez notre souveraine le sentiment de l’art et de l’intelligence du cœur.

— Je vois que vous êtes très-ironique, dit Julien en se regardant sans se voir ; moi, ce n’est pas mon humeur.

— Seriez-vous susceptible ?

— Peut-être un peu, je l’avoue à ma honte.

— Vous auriez tort ; mais, sur mon honneur ! je ne raille pas. Regardez-vous ; je sors pour ne pas vous intimider. »

Le nonchalant Julien resta debout devant sa glace sans penser à suivre le conseil du page. Peu à peu, il s’examina avec répugnance d’abord, puis avec étonnement, et enfin avec un certain plaisir. Ce pourpoint noir, cette large fraise blanche, ces longs cheveux lisses et tombant sur les tempes, allaient si parfaitement à la figure pâle, à la démarche timide, à l’air doux et un peu méfiant du