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LE SECRÉTAIRE INTIME.

mienne. J’étais, il y a six semaines, au bal de l’Opéra à Paris ; je fus agacé par un domino si plein d’extravagance, de gentillesse et de grâce, que j’en fus absolument enivré. Je l’entraînai dans une loge, et elle me montra son visage : c’était le plus beau, le plus expressif que j’aie vu de ma vie. Je la suivis tout le temps du bal, bien qu’après m’avoir fait mille coquetteries elle semblât faire tous ses efforts pour m’échapper. Elle réussit un instant à s’éclipser ; mais guidé par cette seconde vue que l’amour nous donne, je la rejoignais sous le péristyle, au moment où elle montait dans une voiture élégante qui n’avait ni chiffre ni livrée. Je la suppliai de m’écouter ; alors elle me dit qu’elle occupait un rang élevé dans le monde, qu’elle avait des convenances à garder, et qu’elle mettait des conditions à mon bonheur. Je jurai de les accepter toutes. Elle me dit que la première serait de me laisser bander les yeux. J’y consentis ; et, dès que nous fûmes assis dans la voiture, elle m’attacha son mouchoir sur les yeux en riant comme une folle. Lorsque la voiture s’arrêta, elle me prit le bras d’une main ferme, me fit descendre, et me conduisit si lestement que j’eus de la peine à ne pas tomber plusieurs fois en chemin. Enfin elle me poussa rudement, et je tombai avec effroi sur un excellent sofa. En même temps elle fit sauter le bandeau, et je me trouvai dans un riche cabinet où tout annonçait le goût des arts et l’élévation des idées. Elle me laissa examiner tout avec curiosité : c’était, comme je m’en aperçus en regardant ses livres, une personne savante, lisant le grec, le latin et le français. Elle était Italienne, et semblait avoir vécu parmi ce qu’il y a de plus élevé dans la société, tant elle avait de noblesse dans les manières et d’élégance dans la conversation. Je vous avouerai que je faillis d’abord en devenir fou d’orgueil et de joie, et qu’ensuite je fus ébloui et effrayé de la distance qui existait sous tous les rapports entre une telle femme et moi. Autant j’avais été confiant et fat durant le bal, autant je devins humble et craintif quand je fus bien convaincu que je n’avais point affaire à une intrigante, mais à une personne d’un rang et d’un esprit supérieurs. Ma timidité lui plut sans doute ; car elle redevint folâtre et même provocante. »

Saint-Julien rougit, et le voyageur s’en apercevant, lui dit d’un air plus grave et un visage plus pâle que de coutume :

« Vous me trouvez peut-être fat, Monsieur, et pourtant ce que je vous disais en confidence est de la plus exacte vérité. Je n’ai l’air ni fanfaron, ni mauvais plaisant, n’est-il pas vrai ?

— Non, certainement, répliqua Julien. Je vous écoute, veuillez continuer.

— C’était une étrange créature, grave, diserte, railleuse, haute et digne, insolente, et, vous dirai-je tout ? un peu effrontée. Après m’avoir imposé silence avec autorité pour un mot hasardé, elle disait les choses les plus comiques et les moins chastes du monde.

— En vérité ? dit Julien saisi de dégoût.

— Il n’est que trop vrai, poursuivit le voyageur. Eh bien, malgré ces bizarreries, et peut-être à cause de ces bizarreries, j’en devins éperdument amoureux, non de cet amour idéal et pur dont votre âge est capable, mais d’un amour inquiet, dévorant comme un désir. Enfin, Monsieur, je fus, ce soir-là, le plus heureux des hommes, et je sollicitai avec ardeur la faveur de la voir le lendemain ; elle me le promit à la condition que je ne chercherais à savoir ni son nom, ni sa demeure. Je jurai de respecter ses volontés. Elle me banda de nouveau les yeux, me conduisit dehors, et me fit remonter en voiture. Au bout d’une demi-heure on m’en fit descendre. Au moment où j’étais sur le marchepied, une joue douce et parfumée, que je reconnus bien, effleura la mienne, et une voix, que je ne pourrai jamais oublier, me glissa ces mots dans l’oreille : À demain. J’arrachai le bandeau ; mais on me poussa sur le pavé, et la portière se referma précipitamment derrière moi. La voiture n’avait point de lanternes et partit comme un trait. J’étais dans une des plus sombres allées des Champs-Élysées. Je ne vis rien, et j’eus bientôt cessé d’entendre le bruit de la voiture, quelques efforts que je fisse pour la suivre. Il faisait un verglas affreux ; je tombais à chaque pas, et je pris le parti de rentrer chez moi.

— Et le lendemain ? dit Julien.

— Je n’ai jamais revu mon inconnue, si ce n’est tout à l’heure, à une des fenêtres qui donnent sur la cour de cette auberge ; et c’est la princesse Quintilia Cavalcanti.

— Vous en êtes sûr, Monsieur ? dit Julien triste et consterné.

— J’en ai une autre preuve, dit le voyageur en tirant de son sein une montre fort élégante et en l’ouvrant : regardez ce chiffre ; n’est-ce pas celui de Quintilia Cavalcanti, avec cette abréviation Pra, c’est-à-dire principessa ? Maudite abréviation qui m’a tant fait chercher !

— Comment avez-vous cette montre ? dit Julien.

— Par un hasard étrange, j’en avais une absolument semblable, et je l’avais posée sur la cheminée du boudoir où je fus conduit par mon masque. La cherchant précipitamment, je pris celle-ci qui était suspendue à côté, et ce ne fut qu’au bout de quelques jours que je m’aperçus du chiffre gravé dans l’intérieur.

— Je ne sais si je rêve, dit Saint-Julien en regardant la montre ; mais il me semble que j’en ai vu tout à l’heure une semblable dans les mains de cette femme.

— Une montre de platine russe, travaillée en Orient, dit le voyageur, avec des incrustations d’or émaillé !

— Je crois que oui, dit Julien.

— Eh bien, ouvrez-la, Monsieur, et vous y trouverez le nom de Charles de Dortan ; faites-le, au nom du ciel !

— Comment voulez-vous que j’aille demander à la princesse de voir sa montre ? et d’ailleurs qu’y gagnerez-vous ?

— Oh ! je veux lui reprocher son effronterie ; on ne se joue pas ainsi d’un homme de bonne foi qui s’est soumis à tant de précautions mystérieuses. Il faut démasquer une infâme coquette, ou bien il faut qu’elle me tienne ses promesses, et je garderai à jamais le silence sur cette aventure ; car, après tout, Monsieur, je suis encore capable d’en être amoureux comme un fou.

— Je vous en fais mon compliment, dit froidement Saint-Julien ; pour moi, je hais cette sorte de femmes, et je…

— Voici la voiture qui va partir ! s’écria le voyageur : je veux l’attendre au passage, lui crier mon nom aux oreilles, la terrasser de mon regard… Mais de grâce, Monsieur, allez d’abord lui dire que je veux lui parler, que je suis Charles de Dortan ; elle sait très-bien mon nom, elle me l’a demandé. Et d’ailleurs elle a ma montre… »

Le majordome de la princesse vint appeler Julien ; celui-ci obéit, et trouva le page, la duègne et les autres installés dans les voitures de suite et prêts à partir. La princesse parut bientôt avec la Ginetta ; elles étaient coiffées de grands voiles noirs pour se préserver de la poussière de la route. La princesse avait levé le sien ; mais quand elle vit sa voiture entourée de curieux, elle sembla éprouver un sentiment d’impatience et d’ennui, et baissa son voile sur son visage. En ce moment le voyageur pâle s’élançait pour la voir ; il s’élança trop tard et ne la vit pas.

Alors, n’osant adresser la parole à cette femme dont il ne distinguait pas les traits, il prit le bras de Saint-Julien et dit d’un ton d’instance :

« De grâce, dites mon nom. »

Saint-Julien céda machinalement et dit à la princesse :

« Madame, voici M. Charles de Dortan.

— Je n’ai pas l’honneur de le connaître, répondit la princesse, et je le salue. Allons, Messieurs, en voiture ; dépêchons-nous ! »

À ce ton absolu, les serviteurs de la princesse écartèrent précipitamment les curieux, et Quintilia monta en voiture sans que le voyageur pâle osât lui parler. Saint-Julien le vit serrer les poings et s’élancer avec anxiété sur un banc pour regarder dans la voiture.