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LE SECRÉTAIRE INTIME.

d’une femme, fût-il devenu lui-même le plus roué des hommes.

Tout à coup la princesse lui dit avec aisance :

« Bonsoir, mon cher enfant ; je suppose que vous avez besoin de repos, et je sens le sommeil me gagner aussi. Ce n’est pas que votre conversation soit faite pour endormir ; elle m’a été infiniment agréable, et je désirerais prolonger le plaisir de cette rencontre. Si vos projets de voyage s’accordaient avec les miens, je vous offrirais une place dans ma voiture… Voyons, où allez-vous ?

— Je l’ignore, Madame ; je suis un aventurier sans fortune et sans asile ; mais, quelque misérable que je sois, je ne consentirai jamais à être à charge à personne.

— Je le crois, dit la princesse avec une bonté grave ; mais entre des personnes qui s’estiment, il peut y avoir un échange de services profitable et honorable à toutes deux. Vous avez des talents, j’ai besoin des talents d’autrui ; nous pouvons être utiles l’un à l’autre. Venez me voir demain matin ; peut-être pourrons-nous ne pas nous séparer si tôt, après nous être entendus si vite et si bien. »

En achevant ces mots, elle lui tendit la main et la lui serra avec l’honnête familiarité d’un jeune homme. Saint-Julien, en descendant l’escalier, entendit les verrous de l’appartement se tirer derrière lui.

« Allons, dit-il, j’étais un fou et un niais ; madame Cavalcanti est la plus belle, la plus noble, la meilleure des femmes. »

III.

Julien eut bien de la peine à s’endormir. Toute cette journée se présentait à sa mémoire comme un chapitre de roman ; et lorsqu’il s’éveilla le lendemain, il eut peine à croire que ce ne fût pas un rêve. Empressé d’aller trouver la princesse, qui devait partir de bonne heure, il s’habilla à la hâte et se rendit chez elle le cœur joyeux, l’esprit tout allégé des doutes injustes de la veille. Il trouva madame Cavalcanti déjà prête à partir. Ginetta lui préparait son chocolat tandis qu’elle parcourait une brochure sur l’économie politique.

« Mon enfant, dit-elle à Julien, j’ai pensé à vous ; je sais à quelle force vous avez atteint dans vos études, ce n’est ni trop ni trop peu. Avez-vous étudié en particulier quelque chose dont nous n’ayons pas parlé hier ?

— Non pas, que je sache. Votre Altesse m’a prouvé qu’elle en savait beaucoup plus que moi sur toutes choses ; c’est pourquoi je ne vois pas comment je pourrais lui être utile.

— Vous êtes précisément l’homme que je cherchais ; je veux réduire le nombre des personnes qui me sont attachées et en épurer le choix ; je veux réunir en une seule les fonctions de ma lectrice et celles de mon secrétaire. Je marie l’une avantageusement à un homme dont j’ai besoin de me divertir ; l’autre est un sot dont je ferai un excellent chanoine avec mille écus de rente. Tous deux seront contents, et vous les remplacerez auprès de moi. Vous cumulerez les appointements dont ils jouissaient, mille écus d’une part et quatre mille francs de l’autre ; de plus l’entretien complet, le logement, la table, etc. »

Cette offre, éblouissante pour un homme sans ressource comme l’était alors Saint-Julien, l’effraya plus qu’elle ne le séduisit.

« Excusez ma franchise, dit-il après un moment d’hésitation ; mais j’ai de l’orgueil : je suis le seul rejeton d’une noble famille ; je ne rougis point de travailler pour vivre, mais je craindrais de porter une livrée en acceptant les bienfaits d’un prince.

— Il n’est question ni de livrée ni de bienfaits, dit la princesse ; les fonctions dont je vous charge vous placent dans mon intimité.

— C’est un grand bonheur sans doute, reprit Julien embarrassé ; mais, ajouta-t-il en baissant la voix, mademoiselle Ginetta est admise aussi à l’intimité de Votre Altesse.

— J’entends, reprit-elle ; vous craigniez d’être mon laquais. Rassurez-vous, Monsieur, j’estime les âmes fières et ne les blesse jamais. Si vous m’avez vue traiter en esclave le pauvre abbé Scipione, c’est qu’il a été au-devant d’un rôle que je ne lui avais pas destiné. Essayez de ma proposition ; si vous ne vous fiez pas à ma délicatesse, le jour où je cesserai de vous traiter honorablement, ne serez-vous pas libre de me quitter ?

— Je n’ai pas d’autre réponse à vous faire, Madame, répondit Saint-Julien entraîné, que de mettre à vos pieds mon dévouement et ma reconnaissance.

— Je les accepte avec amitié, reprit Quintilia en ouvrant un grand livre à fermoir d’or ; veuillez écrire vous-même sur cette feuille nos conventions, avec votre nom, votre âge, votre pays. Je signerai. »

Quand la princesse eut signé ce feuillet et un double que Julien mit dans son portefeuille, elle fit appeler tous ses gens, depuis l’aide de camp jusqu’au jockey, et, tout en prenant son chocolat, elle leur dit avec lenteur et d’un ton absolu ;

— M. l’abbé Scipione et mistress White cessent de faire partie de ma maison. C’est M. le comte de Saint-Julien qui les remplace. White et Scipione ne cessent pas d’être mes amis, et savent qu’il ne s’agit pas pour eux de disgrâce, mais de récompense. Voici M. de Saint-Julien. Qu’il soit traité avec respect, et qu’on ne l’appelle jamais autrement que M. le comte. Que tous mes serviteurs me restent attachés et soumis ; ils savent que je ne leur manquerai pas dans leurs vieux jours. Ne tirez pas vos mouchoirs et ne faites pas semblant de pleurer de tendresse. Je sais que vous m’aimez ; il est inutile d’en exagérer le témoignage. Je vous salue. Allez-vous-en. »

Elle tira sa montre de sa ceinture et ajouta :

« Je veux être partie dans une demi-heure. »

L’auditoire s’inclina et disparut dans un profond silence. Les ordres de la princesse n’avaient pas rencontré la moindre apparence de blâme ou même d’étonnement sur ces figures prosternées. L’exercice ferme d’une autorité absolue a un caractère de grandeur dont il est difficile de ne pas être séduit, même lorsqu’il se renferme dans d’étroites limites. Saint-Julien s’étonna de sentir le respect s’installer pour ainsi dire dans son âme sans répugnance et sans effort.

Il retourna dans sa chambre pour prendre quelques effets, et il redescendait l’escalier avec son petit sac de voyage sous le bras, lorsque le grand voyageur pâle qui lui avait montré la veille une si étrange curiosité accourut vers lui et le salua en lui adressant mille excuses obséquieuses sur son impertinente méprise. Saint-Julien eût bien voulu l’éviter, mais ce fut impossible. Il fut forcé d’échanger quelques phrases de politesse avec lui, espérant en être quitte de la sorte. Il se flattait d’un vain espoir ; le voyageur pâle, saisissant son bras, lui dit du ton pathétique et solennel d’un homme qui vous inviterait à son enterrement, qu’il avait quelque chose d’important à lui dire, un service immense à lui demander. Saint-Julien, qui, malgré ses défiances continuelles, était bon et obligeant, se résigna à écouter les confidences du voyageur pâle.

« Monsieur, lui dit celui-ci, prenez-moi pour un fou, j’y consens ; mais, au nom du ciel ! ne me prenez pas pour un insolent, et répondez à la question que je vous ai adressée hier soir : Qu’est-ce que la princesse Quintilia Cavalcanti ?

— Je vous jure, Monsieur, que je ne le sais guère plus que vous, répondit Saint-Julien ; et pour vous le prouver, je vais vous dire de quelle manière j’ai fait connaissance avec elle. »

Quand il eut terminé son récit, que le voyageur écouta d’un air attentif, celui-ci s’écria :

« Ceci est romanesque et bizarre, et me confirme dans l’opinion où je suis que cette étrange personne est ma belle inconnue du bal de l’Opéra.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Saint-Julien en ouvrant de grands yeux.

— Puisque vous avez eu la bonté de me conter votre aventure, répliqua le voyageur, je vais vous dire la