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LE SECRÉTAIRE INTIME.

commission, rentra dans la salle des voyageurs. Il remarqua un grand homme pâle, d’une assez belle figure, qui errait autour des tables et qui semblait enregistrer les paroles des autres. Saint-Julien pensa que c’était un mouchard, parce qu’il n’avait jamais vu de mouchard, et que, dans son extrême méfiance, il prenait tous les curieux pour des espions. Personne cependant n’en avait moins l’air que cet individu. Il était lent, mélancolique, distrait, et ne semblait pas manquer d’une certaine niaiserie. Au moment où il passa près de Saint-Julien, il prononça entre ses dents, à deux reprises différentes et en appuyant sur les deux premières syllabes, le nom de Quintilia Cavalcanti.

Puis il retourna auprès de la table, et fit des questions sur cette princesse Cavalcanti.

« Ma foi ! Monsieur, répondit une personne à laquelle il s’adressa, je ne puis pas trop vous dire ; demandez à ce jeune homme qui est auprès du poêle. C’est un de ses domestiques. »

Saint-Julien rougit jusqu’aux yeux, et, tournant brusquement le dos, il s’apprêtait à sortir de la salle ; mais l’étranger, avec une singulière insistance, l’arrêta par le bras, et, le saluant avec la politesse d’un homme qui croit faire une grande concession à la nécessité : « Monsieur, lui dit-il, auriez-vous la bonté de me dire si madame la princesse de Cavalcanti arrive directement de Paris ?

— Je n’en sais rien, Monsieur, répondit Saint-Julien sèchement. Je ne la connais pas du tout.

— Ah ! Monsieur, je vous demande mille pardons. On m’avait dit… »

Saint-Julien le salua brusquement et s’éloigna. Le voyageur pâle revint auprès de la table.

« Eh bien ? lui dit le commis voyageur, qui avait observé sa méprise.

— Vous m’avez fait faire une bévue, dit le voyageur pâle à la personne qui l’avait d’abord adressé à Saint-Julien.

— Je vous en demande pardon, dit celui-ci. Je croyais avoir vu ce jeune homme sur le siège de la voiture. »

Le commis voyageur, qui était facétieux comme tous les commis voyageurs du monde, crut que l’occasion était bien trouvée de faire ce qu’il appelait une farce. Il savait fort bien que Saint-Julien ne connaissait pas la princesse, puisque c’était précisément à lui qu’il avait adressé une question semblable à celle du voyageur pâle ; mais il lui sembla plaisant de faire durer la méprise de ce dernier.

« Parbleu ! Monsieur, dit-il, je suis sûr, moi, que vous ne vous êtes pas trompé. Je connais très-bien la figure de ce garçon-là : c’est le valet de chambre de madame de Cavalcanti. Si vous connaissiez le caractère de ces valets italiens, vous sauriez qu’ils ne disent pas une parole gratis ; vous lui auriez offert cent sous…

— En effet, » pensa le voyageur, qui tenait extraordinairement à satisfaire sa curiosité. Il prit un louis dans sa bourse et courut après Saint-Julien.

Celui-ci attendait sous le péristyle que l’hôte vînt le chercher pour l’introduire chez la princesse. Le voyageur pâle l’accosta de nouveau, mais plus hardiment que la première fois, et, cherchant sa main, il y glissa la pièce de vingt francs.

Saint-Julien, qui ne comprenait rien à ce geste, prit l’argent, et le regarda en tenant sa main ouverte dans l’attitude d’un homme stupéfait.

« Maintenant, mon ami, répondez-moi, dit le voyageur pâle. Combien de temps madame la princesse Cavalcanti a-t-elle passé à Paris ?

— Comment ! encore ? s’écria Julien furieux en jetant la pièce d’or par terre. Décidément ces gens sont fous avec leur princesse Cavalcanti. »

Il s’enfuit dans la cour, et dans sa colère il faillit s’enfuir de la maison, pensant que tout le monde était d’accord pour le persifler. En ce moment, l’aubergiste lui prit le bras en lui disant d’un air empressé : « Venez, venez, Monsieur, tout est arrangé ; l’abbé a été grondé ; la princesse vous attend. »

II.


Au moment d’entrer dans l’appartement de la princesse, Saint-Julien retrouva cette assurance à laquelle nous atteignons quand les circonstances forcent notre timidité dans ses derniers retranchements. Il serra la boucle de sa ceinture, prit d’une main sa barrette, passa l’autre dans ses cheveux, et entra tout résolu de s’asseoir en blouse de coutil à la table de madame de Cavalcanti, fût-elle princesse ou comédienne.

Elle était debout et marchait dans sa chambre, tout en causant avec ses compagnons de voyage. Lorsqu’elle vit Saint-Julien, elle fit deux pas vers lui, et lui dit : — « Allons donc, Monsieur, vous vous êtes fait bien prier ! Est-ce que vous craignez de compromettre votre généalogie en vous asseyant à notre table ? Il n’y a pas de noblesse qui n’ait eu son commencement, Monsieur, et la vôtre elle-même…

— La mienne, Madame ! répondit Saint-Julien en l’interrompant sans façon, date de l’an mil cent sept. »

La princesse, qui ne se doutait guère des méfiances de Saint-Julien, partit d’un grand éclat de rire. L’espiègle Ginetta, qui était en train d’emporter quelques chiffons de sa maîtresse, ne put s’empêcher d’en faire autant ; l’abbé, voyant rire la princesse, se mit à rire sans savoir de quoi il était question. Le seul personnage qui ne parût pas prendre part à cette gaieté fut un grand officier en habit de fantaisie chocolat, sanglé d’or sur la poitrine, emmoustaché jusqu’aux tempes, cambré comme une danseuse, éperonné comme un coq de combat. Il roulait des yeux de faucon en voyant l’aplomb de Saint-Julien et la bonne humeur de la princesse ; mais Saint-Julien se fiait si peu à tout ce qu’il voyait, qu’il s’imagina les voir échanger des regards d’intelligence.

« Allons, mettons-nous à table, dit la princesse en voyant fumer le potage. Quand la première faim sera apaisée, nous prierons monsieur de nous raconter les faits et gestes de ses ancêtres. En vérité, il est bien fâcheux, pour nous autres souverains légitimes, que tous les Français ne soient pas dans les idées de celui-ci. Il nous viendrait de par delà les Alpes moins d’influenza contre la santé de nos aristocraties. »

Saint-Julien se mit à manger avec assurance et à regarder avec une apparente liberté d’esprit les personnes qui l’entouraient. « Si je suis assis, en effet, à la table d’une Altesse Sérénissime, se dit-il, l’honneur est moins grand que je ne l’imaginais ; car voici des gens qu’elle a traités comme des laquais toute la journée, et qui sont tout aussi bien assis que moi devant son souper. »

La princesse avait coutume, en effet, de faire manger à sa table, lorsqu’elle était en voyage seulement, ses principaux serviteurs : l’abbé, qui était son secrétaire ; la lectrice, duègne silencieuse qui découpait le gibier ; l’intendant de sa maison, et même la Ginetta, sa favorite ; deux autres domestiques d’un rang inférieur servaient le repas, deux autres encore aidaient l’aubergiste à monter le souper. « C’est au moins la maîtresse d’un prince, pensa Saint-Julien ; elle est assez belle pour cela. » Et il la regarda encore, quoiqu’il fût bien désenchanté par cette supposition.

Elle était admirablement belle à la clarté des bougies ; le ton de sa peau, un peu bilieux dans le jour, devenait le soir d’une blancheur mate qui était admirable. À mesure que le souper avançait, ses yeux prenaient un éclat éblouissant ; sa parole était plus brève, plus incisive ; sa conversation étincelait d’esprit ; mais, à l’exception de la Ginetta, qui, en qualité d’enfant gâté, mettait son mot partout, et singeait assez bien les airs et le ton de sa maîtresse, tous les autres convives la secondaient fort mal. La lectrice et l’abbé approuvaient de l’œil et du sourire toutes ses opinions, et n’osaient ouvrir la bouche. Le premier écuyer d’honneur paraissait joindre à une très-maussade disposition accidentelle une nullité d’esprit passée à l’état chronique. La princesse semblait être