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SIMON.

quais : « Diable ! voilà une drôle de promenade ! Heureusement que M. le comte est couché. Sa toux nerveuse l’occupe plus que sa fille. » L’autre avait répondu : « C’est bon ! cela ne nous regarde pas. Mademoiselle n’est pas ce qu’elle paraît, ni monsieur non plus. Mademoiselle est bonne, il ne faut pas parler d’elle. Monsieur a le diable au corps, il faut avoir soin d’en dire du bien. »

Simon était revenu à Guéret par la grande route. C’était le plus long, mais il y avait moins de dangers et de difficultés. En attendant, M. Parquet s’était fait raconter toute l’histoire, et, quoique madame Féline eût caché le secret de Simon, il avait tout compris et tout deviné d’avance. Ils soupèrent tous trois ensemble, et, tout en buvant la presque totalité du vin chaud qu’il avait fait préparer pour son filleul, M. Parquet parla ainsi :

« Enfant, tu es amoureux de mademoiselle de Fougères, et tu ne lui déplais pas. Elle a fait vœu de célibat, tu as fait vœu de ne lui parler jamais de ton amour, M. de Fougères ne consentira jamais à te la donner ; voilà trois obstacles à ton mariage. Cependant ces trois là ne pèsent pas une once si tu viens à bout de lever le quatrième ; et celui-là, c’est ta misère et ton obscurité. Il faut sortir d’incertitude ; il faut plaider d’aujourd’hui en huit. Si tu n’as pas de talent, il faut en acquérir ; si tu en as, il n’y a plus qu’un peu de patience à prendre, un peu d’argent à gagner, et mademoiselle de Fougères est à toi. »

Simon, dont le cœur frémissait durant ce discours, supplia son cher parrain de ne point le leurrer de ces chimères. Mais M. Parquet était un optimiste absolu après boire.

« Cela sera comme je te dis, s’écria-t-il avec colère ; tu as du talent, j’en suis sûr. Quand j’avance une chose pareille, on doit me croire. Tu seras un jour célèbre, et par conséquent riche et puissant. C’est assez reculer, il faut sauter ; il faut jeter ton anneau ducal dans l’Adriatique ; il faut être le doge de notre dogaresse. Tu as tout ce qu’il faut dans ta cervelle et dans ta poitrine, dans ton âme et dans tes poumons pour être orateur. Dans huit jours la question sera résolue, ou bien il faudra poser une nouvelle question sans se rebuter. »

Simon, craignant que le vin chaud et les divagations décevantes de son parrain ne vinssent à lui porter à la tête, alla se coucher. En se déshabillant, il trouva dans son gilet la lettre que sa mère lui avait remise de la part de Fiamma, et que, dans son effroi à l’aspect de la neige et dans les agitations qui en avaient été la suite, il n’avait pas pu lire. À ce surcroît de bonheur, il baisa la lettre avec effusion ; il l’ouvrit d’une main tremblante. Il croyait y trouver une amicale semonce ; il n’y trouva que ces mots :

« Simon, travaillez. Je vous aime. »

Pendant que, brisé de fatigue, mais heureux comme il ne l’avait jamais été de sa vie, il s’endormait dans un bon lit, sa mère, conduite galamment par l’avoué jusqu’à la porte de la meilleure chambre de la maison, lui adressait quelques reproches.

« Vous échauffez trop la tête de mon pauvre enfant, lui disait-elle. Vous lui promettez comme certaines des choses presque impossibles. Au premier obstacle, vous le verrez perdre courage pour s’être trop vite flatté ; et ce sera votre faute, voisin.

— Ne craignez donc rien, répondit M. Parquet ; il lui faut un aiguillon. L’ambition s’est endormie ; il faut se servir de l’amour pour l’aider à poser hardiment les fondements de sa destinée. Il importe peu qu’il épouse sa belle, pourvu qu’il épouse sa profession. »

XIII.

Simon débuta. Parquet lui avait réservé une belle affaire ; il la lui avait gardée avec amour. C’était un beau crime à grand effet, avec passion, scènes tragiques, mystères, tout ce qui rend le spectacle de la cour d’assises si émouvant pour le peuple. Tout le monde s’étonna de voir que Parquet cédait le monopole de cette matière à succès à un enfant dont on n’espérait pas grand’chose, attendu son extérieur débile et ses manières réservées. La plupart des dilettanti de déclamation faillirent se retirer avec humeur. Simon fit un effort inouï sur le dégoût qu’il éprouvait à se mettre en évidence et sur la timidité naturelle à l’homme consciencieux. Il articula les premiers mots avec une angoisse inexprimable. Ses genoux se dérobaient sous lui ; un nuage flottait autour de sa tête. Plusieurs fois il hésita à se rasseoir ou à s’enfuir. Il avait écrit sur une feuille volante de ses pièces, au moment de se lever : « Cet instant va décider de ma vie. S’il y a une lueur d’espoir, je vais la rallumer ou l’éteindre à jamais. » C’était à Fiamma qu’il pensait. La crise était arrivée : il allait faire un pas vers elle ou voir un abîme s’ouvrir entre eux. L’importance du succès n’était pas en rapport avec le tort irréparable de la défaite. Avec du talent, il avait une chance pour posséder cette femme ; sans talent, il les avait toutes pour la perdre. Que de motifs de terreur et d’éblouissement !

Mais il avait mis sur son cœur le billet de Fiamma, les trois seuls mots qu’il possédait de son écriture. Il eut confiance en cette relique, et continua, quoique sa parole fût confuse et entrecoupée. Le bon Parquet, assis à ses côtés, était plus à plaindre encore que lui ; il rougissait et pâlissait tour à tour. Il portait alternativement un regard d’anxiété sur Simon, comme pour le supplier d’avoir courage ; puis, comme s’il eût craint d’avoir été aperçu, il reportait son regard terrible et menaçant sur les juges, pour défendre à leurs visages cette expression de pitié ou d’ironie qui condamne et décourage. Enfin, il se tournait de temps en temps vers le public, pour faire taire ses chuchotements et ses murmures d’un air à la fois imposant et paternel qui semblait dire : « Prenez patience, vous allez être satisfaits ; c’est moi qui vous en réponds. »

Cette agonie ne fut pas longue, Simon eut bientôt pris le dessus. Sa taille se redressa et grandit peu à peu. Sa voix pure et grave prit de la force, sans perdre un reste d’émotion qui lui donnait plus de puissance encore. Son visage resta pâle et mélancolique ; mais ses grands yeux noirs lancèrent des éclairs, et une majesté sublime entoura son front d’une invisible auréole. D’abord on s’étonna de la simplicité de ses paroles et de la sobriété de ses gestes, et on disait encore : Pas mal, lorsque Parquet murmurait déjà entre ses lèvres : Bien ! bien ! Mais bientôt la conviction passa dans tous les cœurs, et l’orateur s’empara de son auditoire au point que l’esprit s’abstint de le juger. Les fibres furent émues, les âmes subirent la loi d’obéissance sympathique qu’il est donné aux âmes supérieures de leur imposer. Ceux qui aimaient le plus la métaphore ampoulée pleurèrent comme les autres, et ne s’aperçurent pas que la métaphore manquait à son discours. Parquet, plus habitué à l’analyse, s’en aperçut, et ne s’étonna pas qu’on pût être grand par d’autres moyens que ceux qu’il avait estimés jusqu’alors. Il avait trop de sens pour ne pas le savoir depuis longtemps ; mais il n’eût pas cru qu’un auditoire grossier pût se passer d’un peu de ce qu’il appelait la poudre aux yeux. De ce moment il se sentit supplanté, et la faiblesse de la nature lui fit éprouver un mouvement de chagrin ; mais ce chagrin ne dura pas plus de temps qu’il n’en fallut pour prendre une large prise de tabac en fronçant un peu le sourcil. En secouant sur son rabat l’excédant de ce copieux chargement, le digne homme secoua les légers grains de misère humaine qui eussent pu obscurcir la sincérité de sa joie. Il fondit en larmes en embrassant son filleul à la fin de l’audience, et en lui disant : « C’est fini, je ne plaide plus, et désormais c’est par toi que je triomphe. »

Ils avaient fait trois pas dans la rue, lorsque Parquet, s’arrêtant pour regarder une paysanne qui passait aussi vite que la foule pouvait le permettre, se dit comme à lui-même :

« Ouais ! voilà une montagnarde qui a la main bien blanche ! »

Simon se retourna précipitamment ; il ne vit qu’une femme enveloppée d’une cape qui cachait entièrement