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SIMON.

jamais lu que la Bible. Fiamma lui fit comprendre que la Bible était la source de toute sagesse et de toute poésie ; que l’esprit de ces pages divines s’était incarné dans la personne de Jeanne, dont toutes les paroles, comme toutes les pensées, avaient la grandeur et la simplicité des saintes Écritures. L’âme de Bonne fit elle-même un progrès dans le contact de ces deux âmes supérieures à la sienne, non en bonté, mais en vigueur.

VIII.

Un jour, au mois de mai, vers midi, l’air étant fort chaud au dehors, et la cabane de Féline remplie d’une agréable fraîcheur, ces trois femmes étaient réunies dans une douce intimité. Jeanne, enfoncée dans son vieux fauteuil, roulait un écheveau de fil de chanvre sur une noix ; Italia, perchée sur le pivot du dévidoir, et conservant encore un peu d’irritabilité, poussait de temps en temps un petit cri aigre-doux, allongeait le bec pour saisir le fil, mais sans oser toucher aux doigts de son institutrice ; mademoiselle Parquet, assise sur le buffet, lisait tout haut le livre de Ruth dans la vieille Bible de la famille Féline, dont le caractère était si fin que Jeanne ne pouvait plus le distinguer. Quant à mademoiselle de Fougères, fatiguée d’une course rapide qu’elle avait faite avec Sauvage dans la matinée, elle s’était assise sur une botte de pois secs, aux pieds de Jeanne ; et, cédant au bien-être que lui apportaient la fraîcheur, le repos, le bruit monotone et doux de la voix qui lisait, elle s’était laissée aller au sommeil. Jeanne, semblable à la vieille Noémi, avait attiré sur ses genoux la tête de cette fille chérie, et chassait avec tendresse les insectes dont le bourdonnement eût pu la tourmenter. Simon entra dans ce moment. Il arrivait de Nevers ; on ne l’attendait pas encore. Il fit un pas et resta immobile. Le soleil, glissant à travers le feuillage de la croisée et tombant en poussière d’or sur le front humide et sur les cheveux de jais de Fiamma, lui montra d’abord le dernier objet qu’il dût s’attendre à rencontrer dans sa cabane et sur le giron de sa mère. Il venait de faire bien des efforts depuis trois mois pour chasser de son âme l’image de cette femme, et c’était là qu’il la retrouvait ! Il crut rêver, resta quelques instants sans pouvoir articuler un mot ; et enfin, joignant les mains, il murmura une parole que ni sa mère ni Bonne ne pouvaient comprendre : O fatum ! Fiamma reconnut sa voix et n’ouvrit pas les yeux. Ce fut le premier artifice de sa vie.

L’amour n’est que magie et divination. Elle vit à travers ses paupières abaissées et frémissantes de curiosité l’émotion et la joie mêlée de consternation qu’éprouvait Simon. Madame Féline, poussant un cri de joie, avait tendu les bras à son fils. Fiamma, l’entendant s’approcher, jugea qu’il était temps de se réveiller : elle prit le parti de soulever sa tête et de se frotter les yeux pendant qu’il embrassait sa mère. « Oh ! dit la bonne femme, vous voilà un peu étonné, Simon ! vous me pensiez trop vieille pour avoir d’autres enfants que vous et pourtant voilà que je suis devenue mère de deux filles en votre absence.

— Vous êtes heureuse, ma mère, répondit-il ; mais moi, me voilà humilié ; car je ne suis pas digne d’être leur frère.

— Je ne sais pas si Bonne est superbe à ce point de ne vouloir pas reconnaître votre parenté, dit mademoiselle de Fougères en lui tendant la main ; mais, quant à moi, j’avais déjà signé avec vous un pacte de fraternité d’opinions. » Simon ne put rien répondre. Il lui pressa la main avec un trouble plus indiscret que tout ce qu’il eût pu dire ; et, pour se donner de l’aplomb, il demanda à Bonne la permission de l’embrasser, ce dont il s’acquitta avec assurance. Cette marque d’amitié enorgueillit Bonne comme une préférence ; elle ne connaissait rien aux roueries ingénues de la passion.

Madame Féline s’empressa de questionner son fils sur sa santé, sur la fatigue, sur la faim qu’il devait éprouver. Il demanda à manger, afin d’avoir une occupation et un maintien. Il ne pouvait se remettre de son désordre. Un champion qui s’est préparé longtemps à un rude combat, et qui, en arrivant, voit l’ennemi tranquille et déjà maître du champ de bataille, n’est pas plus bouleversé et embarrassé de son rôle que ne l’était Simon. Bonne courut dans tous les coins de la cabane pour aider Jeanne à rassembler quelques aliments et à les servir sur une petite table. Voulant marquer son affection à sa manière, l’excellente fille alla cueillir des fruits au jardin, et revint toute rouge et tout empressée, sans songer que les hommes s’éprennent plus volontiers d’une chimère que d’un bien qui s’offre de lui-même.

« Il n’y a que moi, dit mademoiselle de Fougères à Simon, qui ne fasse rien pour vous ici. Vous êtes comme Jésus arrivant chez Marthe et Marie. Je suis celle qui se tient tranquille à écouter le Seigneur, tandis que l’autre travaille et se dévoue.

— Et cependant, répondit Simon, le Seigneur préféra Marie, et conseilla à sa sœur de ne pas prendre une peine inutile.

— Pourquoi me dites-vous cela si bas ? reprit mademoiselle de Fougères avec sa brusquerie accoutumée. On dirait que vous craignez une méchante application de vos paroles.

— Oh ! j’espère qu’il ne se prend pas pour notre Seigneur ! répliqua mademoiselle Bonne en riant.

— Mais voulez-vous que je vous aide, chère amie ? dit mademoiselle de Fougères. Ce ne sera pas pour faire ma cour à monsignor Popolo, je vous prie de le croire ; ce sera pour vous soulager, mia buona.

— Oh ! je n’ai pas besoin de vous, ma dogaressa, répondit Bonne, à qui sa compagne avait appris quelques mots italiens. Vos mains sont trop fines pour les soins du ménage.

— Croyez-vous ? dit vivement Fiamma. Pourquoi traînez-vous ce seau d’eau avec tant de gaucherie, ma petite ?

— Voulez-vous bien me faire le plaisir de l’enlever de terre d’un demi-pouce ? répondit l’autre jeune fille d’un air de défi.

— Je vais vous montrer comme il faut vous y prendre, dit Fiamma sur le même ton ; car vraiment, ma mignonne, vous n’y entendez rien, et vous me faites peine. »

Alors, saisissant d’une seule main le seau rempli d’eau, elle l’enleva de terre et le posa sur la table.

« Oh la force et le courage du lion de Venise ! » s’écria Simon avec chaleur.

Bonne fut un peu piquée.

« Ne vous fâchez pas, cher ange, dit Fiamma à son amie ; la prudence des serpents et la douceur des colombes vous restent en partage. Mais quant à cela, ajouta-t-elle en étendant son bras blanc et ferme comme du marbre de Carrare, sachez qu’il y a autant de différence entre mes muscles et les vôtres qu’entre vos collines de la Marche et nos montagnes des Alpes, entre vos petites graines de sarrasin et nos larges épis de maïs. Allons, Bonne, c’est vous qui êtes la dogaresse ; je suis la montagnarde : c’est moi qui suis Marthe à mon tour ; vous êtes Marie. Le Seigneur vous bénira ; je vous cède mes droits. Mais, chut ! voici madame Féline ; ne disons pas de légèretés sur des choses aussi saintes ; elle nous gronderait, et elle ferait bien. »

Tandis que Simon se condamnait à déjeuner, quoiqu’il fût trop oppressé pour en avoir envie ; que Bonne, assise à table entre lui et madame Féline, feignait d’écouter la relation de son voyage avec curiosité, afin d’avoir le droit de lui verser du cidre et de lui couper du pain d’orge ; tandis que mademoiselle de Fougères jouait avec Italia et luttait avec elle d’attitudes impérieuses en la contrefaisant et en imitant ses cris d impatience, M. Parquet entra dans la chaumière.

« Bravi tutti ! s’écria-t-il en voyant cette aimable compagnie ; le ciel est favorable aux braves gens. » Et après avoir embrassé tendrement son filleul, il baisa la main de mademoiselle de Fougères avec assez de grâce pour montrer qu’il avait été faire un tour de promenade à Versailles dans sa jeunesse. Puis, jetant un coup d’oeil perspicace de l’un à l’autre : « Y a-t-il longtemps que