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SIMON.

désaccord frappant dans chaque parole du comte, et ne pouvant, d’après son extérieur expansif, l’attribuer à la mauvaise foi, il l’attribuait à un manque total d’intelligence et de logique. Par exemple, il eut envie de sourire quand l’ex-négociant de Trieste lui dit :

« Qu’est-ce qu’un nom ? je vous le demande ; est-il propriété plus chimérique ou plus inutile ? Quand j’ai monté ma boutique à Trieste, je commençai par quitter mon nom et mon titre, et je reconstruisis ma fortune sous celui de signor Spazzetta, ce qui veut dire M. Labrosse. Eh bien ! mon commerce a prospéré, mon nom est devenu estimable et m’a ouvert le plus grand crédit. Je voudrais bien que quelqu’un vînt me prouver que le nom de Spazzetta ne vaut pas celui de Fougères ! »

Simon, fatigué de ce raisonnement absurde, se permit, dans sa franchise montagnarde, de le contredire, mais sans aigreur.

« Permettez-moi de croire, Monsieur, lui dit-il, que vous n’êtes pas bien convaincu de ce que vous dites ou que vous n’y avez pas bien réfléchi ; car si vous estimiez beaucoup votre nom de commerce, vous le conserveriez aujourd’hui ; et si vous n’aviez pas estimé infiniment votre nom de famille, vous ne l’auriez jamais quitté, et vous n’auriez pas craint de le compromettre dans le négoce. Enfin, vous devez préférer un titre seigneurial à un nom de maison d’entrepôt, puisque vous avez fait de grands sacrifices d’argent pour rentrer dans la possession de votre domaine héréditaire. »

Ces réflexions parurent frapper le comte, et soulevant un œil très-vif, quoique fatigué par des rides nombreuses, il examina Simon d’un air de surprise et de doute. Mais reprenant aussitôt l’aisance communicative de ses manières : « Et l’amour du pays, Monsieur, le comptez-vous pour rien ? reprit-il. Croyez-vous qu’on oublie les lieux qui vous ont vu naître ? Ah ! jeune homme ! vous ne savez pas ce que c’est que l’exil. »

Toute raison de sentiment imposait silence à Simon. Lors même qu’il ne l’eût pas crue bien sincère, il n’eût osé montrer ses doutes. Quelle objection la délicatesse nous permet-elle lorsqu’on invoque des choses que nous respectons nous-mêmes ? Lorsque les patriciens nous vantent l’excellence de leur race ennoblie par les exploits de leurs pères, nous sommes sans réponse ; nous ne saurions dire que nous ne faisons point de cas de l’héroïsme, et nous ne pouvons pas leur insinuer qu’il faudrait avant tout ressembler à leurs pères.

La nuit tombait lorsque Simon, forcé de descendre le sentier de la colline avec le comte, put enfin espérer de le quitter. Pour rien au monde, après avoir si chaudement blâmé l’empressement des habitants à courir à la rencontre de leur seigneur, il n’eût voulu se rendre leur complice en lui servant d’escorte. Il prévint donc l’offre que le comte allait lui faire de l’accompagner à pied, et doubla le pas sous prétexte de faire avancer ses chevaux de selle, que tenait un domestique, sous un massif de châtaigniers, au bord de la route. Cette politesse, qui était si peu dans son caractère, facilita son évasion ; mais, après avoir fait signe au jockey d’aller rejoindre ses maîtres, il ne put surmonter la curiosité de jeter un dernier regard sur la fière Italienne dont les yeux noirs l’avaient troublé un moment. Se cachant dans le massif, il vit mademoiselle de Fougères monter avec calme et lenteur sur le cheval de pays qu’elle avait loué à la ville. C’était une haquenée noire et échevelée, vigoureuse et peu habituée à l’obéissance. Elle semblait se croire libre d’aller à sa fantaisie sous la main d’une femme ; mais la brune amazone lui fit sentir si durement le mors et l’éperon qu’elle se cabra d’une manière furieuse à plusieurs reprises. « Finissez, Fiamma, finissez ces imprudences, pour l’amour de Dieu ! s’écria le comte d’un air plus ennuyé qu’effrayé ; cette affreuse bête va vous tuer !

— Non, mon père, répondit la jeune fille en italien ; elle va m’obéir. »

Et en effet, Fiamma mit tranquillement sa monture au trot, sans avoir changé un seul instant de visage. Simon crut retrouver, dans cette parole, l’esprit despotique du sang patricien, et il s’éloigna en maudissant cette race incorrigible qui aspire sans cesse à traiter les hommes comme des chevaux.

V.

Pendant qu’à la faveur des ombres de la nuit, et en suivant un chemin dont le comte avait conservé le plan dans un des mille recoins de sa méthodique mémoire, les voyageurs longeaient le village et se glissaient incognito vers la demeure de M. Parquet ; l’avoué, monté sur sa mule et portant sa fille en croupe, revenait aussi à Fougères, murmurant un peu contre l’activité inquiète de son hôte.

« Après tout, disait-il à la mélancolique mademoiselle Bonne, j’approuve fort le bon sens qu’il a eu de se soustraire à la cérémonie grotesque qu’on lui réservait, mais, quant à moi, j’aurais voulu voir cela, ne fût-ce que pour me désopiler un tant soit peu la rate. Ce Fougères est un bon diable, pas trop ridicule, et ne manquant pas de sens à certains égards. Mais quand, après tout, il aurait essuyé les salves d’artillerie du village avec leurs fusils sans batteries, quand il aurait avalé la harangue du maire, celle du curé et celle du garde champêtre, ce n’eût pas été trop payer le bonheur qu’il a eu de ne perdre que cent mille francs sur son marché. Le pauvre comte ! il était bien tranquille et bien heureux là-bas dans son pays d’Istrie, où il vendait de la belle et bonne chandelle, d’excellent amadou, du savon, du poivre…, car, il ne faut pas gazer, notre cher comte était épicier. Qu’on appelle ce commerce-là comme on voudra, et qu’on y gagne tout l’argent du monde, ce n’est pas moins le même commerce que fait en petit la mère L’Oignon à Fougères.

— Comment, épicier ! reprit naïvement mademoiselle Parquet j’avais cru lui entendre dire qu’il était armateur

— Eh ! sans doute, armateur en épiceries. Eh ! mon Dieu ! à présent il va faire le commerce des bestiaux. Je ne sais pas lequel est moins noble du mouton ou de sa graisse, du bœuf ou de sa corne, de l’abeille ou de son miel. Cependant ces gens-là s’imaginent que la propriété d’une terre les relève, surtout quand il y a quelque vieux pan de muraille armoriée qui croule sur le bord d’un ravin. Jolie habitation, ma foi ! que celle du château de Fougères ! Avant de la rendre supportable, il lui faudra encore dépenser cinquante mille francs. Je parie qu’il avait là-bas une bonne maison bien close et bien meublée, sur la vente de laquelle il aura perdu moitié, dans son empressement de revoir ses tourelles lézardées et ses belles salles délabrées, où les rats tiennent cour plénière.

— Il m’a pourtant semblé, reprit Bonne, être un homme dégagé de tous ces vieux préjugés.

— Est-ce que tu le crois sincère ? répondit vivement M. Parquet. Il se peut qu’il aime l’argent, et j’ai cru m’en apercevoir, malgré la sottise qu’il a faite de racheter son fief… mais sois sûre qu’il est encore plus vaniteux que cupide. Quand tu verras un noble cracher sur son blason, souviens-toi de ce que je te dis, Bonne, tu verras ton père travailler gratis pour les riches.

— Avez-vous fait attention à sa fille, mon père ? dit mademoiselle Parquet en sortant d’une sorte de rêverie.

— Eh ! eh ! si j’avais seulement une trentaine d’années de moins, j’y ferais beaucoup d’attention. Ce n’est pas qu’il faille croire les mauvaises plaisanteries de nos amis, Bonne, entends-tu ? J’ai toujours été un homme sage et donnant le bon exemple ; mais je veux dire que mademoiselle de Fougères est une gaillarde bien tournée et qui a une paire d’yeux noirs… Je n’ai jamais vu d’yeux aussi beaux, si ce n’est lorsque Jeanne Féline avait vingt-cinq ans.

— Il y a longtemps de cela, mon père, interrompit Bonne en souriant.

— Eh ! sans doute, il y a longtemps, répondit l’avoué. Je n’avais que quinze ans alors. Je la regardais lorsqu’elle allait à l’église ; c’était un ange, belle comme mademoiselle de Fougères, et bonne comme toi, ma fille.