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LA DERNIÈRE ALDINI.

Cette résolution me jetait dans une affreuse perplexité. Je la combattis en vain. Alezia s’irrita de mes scrupules, m’accusa de ne pas l’aimer, et invoqua le jugement de Francesca. Celle-ci voulait monter en voiture avec Alezia, et la conduire à sa mère sans moi. Moi, je voulais décider la signora à retourner chez sa tante, à écrire de là à sa mère, et à attendre sa réponse pour prendre un parti. Je m’engageais à ne plus avoir aucun scrupule de conscience, si la mère consentait ; mais je ne voulais pas compromettre la fille : c’était une action odieuse que je suppliais Alezia de m’épargner. Elle me répondait que, si elle écrivait, sa mère montrerait sa lettre au prince Grimani, et que celui-ci la ferait enfermer dans un couvent.

Au milieu de ce débat, Lila, que Cattina s’efforçait en vain d’arrêter dans l’escalier, se précipita impétueusement au milieu de nous, rouge, essoufflée, près de s’évanouir. Quelques instants se passèrent avant qu’elle pût parler. Enfin elle nous dit, en mots entrecoupés, qu’elle avait devancé à la course le seigneur Hector Grimani, dont le cheval était heureusement boiteux, et ne pouvait passer par les prairies fermées de haies vives ; mais qu’il était derrière elle, qu’il s’était informé tout le long du chemin de la route qu’Alezia avait suivie, et qu’il allait arriver dans un instant. Toute la maison Grimani savait, grâce à lui, la fuite de la signora. En vain la tante avait voulu faire des recherches avec prudence et imposer silence aux déclamations extravagantes d’Hector. Il faisait si grand bruit, que tout le pays serait informé dans la journée de sa position ridicule et de la démarche hasardée de la signora, si elle n’y mettait ordre elle-même en allant à sa rencontre, en lui fermant la bouche, et en retournant avec lui à la villa Grimani. Je fus de l’avis de Lila. Alezia pliait son cousin à toutes ses volontés. Rien n’était encore désespéré, si elle voulait sauter sur son cheval et retourner chez sa tante ; elle pouvait prendre un autre chemin que celui par lequel venait Hector, tandis qu’on enverrait au-devant de lui des gens pour le dépister et l’empêcher d’arriver jusqu’à Cafaggiolo. Tout fut inutile. Alezia resta inébranlable. « Qu’il vienne, disait-elle, laissez-le entrer dans la maison, et nous le jetterons par la fenêtre s’il ose pénétrer jusqu’ici. » La Checchina riait comme une folle de cette idée, et, sur la description railleuse qu’Alezia faisait de son cousin, elle promettait, à elle seule, d’en débarrasser la compagnie. Toutes ces bravades et cette gaieté insensée, dans un moment décisif, me causaient un chagrin extrême.

Tout à coup une chaise de poste parut au bout de la longue avenue de figuiers qui conduisaient de la grande route à la villa Nasi. « C’est Nasi ! s’écria Checchina. — Si c’était Bianca, pensai-je. — Oh ! s’écria Lila, voici madame votre tante elle-même qui vient vous chercher.

— Je résisterai à ma tante aussi bien qu’à mon cousin, répondit Alezia ; car ils agissent indignement à mon égard. Ils veulent publier ma honte, m’abreuver de chagrins et d’humiliations, afin de me subjuguer. Lélio, cachez-moi, ou protégez-moi. — Ne craignez rien, lui dis-je ; si c’est ainsi qu’on veut agir envers vous, nul n’entrera ici. Je vais recevoir madame votre tante au seuil de la maison, et puisqu’il est trop tard pour vous en faire sortir, je jure que personne n’y pénétrera. »

Je descendis précipitamment ; je trouvai Cattina qui écoutait aux portes. Je la menaçai de la tuer si elle disait un mot ; puis, songeant qu’aucune crainte n’était assez forte pour l’empêcher de céder au pouvoir de l’argent, je me ravisai, et, retournant sur mes pas, je la pris par le bras, la poussai dans une sorte d’office qui n’avait qu’une lucarne où elle ne pouvait atteindre ; je fermai la porte sur elle à double tour malgré sa colère, je mis la clef dans ma poche, et je courus au-devant de la chaise de poste.

Mais de toutes nos appréhensions, la plus embarrassante se réalisa. Nasi sortit de la voiture et se jeta à mon cou. Comment l’empêcher d’entrer chez lui, comment lui cacher ce qui se passait ? Il était facile de l’empêcher de violer l’incognito d’Alezia, en lui disant qu’une femme était venue pour moi dans sa maison, et que je le priais de ne point chercher à la voir. Mais la journée ne se passerait pas sans que la fuite d’Alezia et le désordre de la maison Grimani ne vinssent à ses oreilles. Une semaine suffirait pour l’apprendre à toute la contrée. Je ne savais vraiment que faire. Nasi, ne comprenant rien à mon air troublé, commençait à s’inquiéter et à craindre que la Checchina n’eût fait, par colère ou désespoir, quelque coup de tête. Il montait l’escalier avec précipitation ; déjà il tenait le bouton de la porte de l’appartement de Checca, lorsque je l’arrêtai par le bras en lui disant d’un air très-sérieux que je le priais de ne pas entrer.

« Qu’est-ce à dire, Lélio ? me dit-il d’une voix tremblante et en pâlissant ; Francesca est ici et ne vient point à ma rencontre ; vous me recevez d’un air glacé, et vous voulez m’empêcher d’entrer chez ma maîtresse ? C’est pourtant vous qui m’avez écrit de revenir près d’elle, et vous sembliez vouloir nous réconcilier ; que se passe-t-il donc entre vous ? »

J’allais répondre, lorsque la porte s’ouvrit, et Alezia parut, couverte de son voile. En voyant Nasi, elle tressaillit et s’arrêta.

« Je comprends maintenant, je comprends, dit Nasi en souriant ; mille pardons, mon cher Lélio ! dis-moi dans quelle pièce je dois me retirer. — Ici, Monsieur ! dit Alezia d’une voix ferme en lui prenant le bras et en l’entraînant dans le boudoir d’où elle venait de sortir et où se trouvaient toujours Francesca et Lila. » Je la suivis. Checchina, en voyant paraître le comte, prit son air le plus farouche, précisément celui qu’elle avait dans le rôle d’Arsace, lorsqu’elle faisait la partie de soprano dans la Sémiramis de Bianchi. Lila se mit devant la porte pour empêcher de nouvelles visites, et Alezia, écartant son voile, dit au comte stupéfait :

« Monsieur le comte, vous m’avez demandée en mariage, il y a quinze jours. Le peu de temps pendant lequel j’ai eu le plaisir de vous voir à Naples a suffi pour me donner de vous une plus haute idée que de tous mes autres prétendants. Ma mère m’a écrit pour me conjurer, pour m’ordonner presque d’agréer vos recherches. Le prince Grimani ajoutait en post-scriptum que, si définitivement j’avais de l’éloignement pour mon cousin Hector, il me permettait de revenir auprès de ma mère, à condition que je vous accepterais sur-le-champ pour mari. D’après ma réponse on devait ou venir me chercher pour me conduire à Venise et vous y donner rendez-vous, ou me laisser indéfiniment chez ma tante avec mon cousin. Eh bien ! malgré l’aversion que mon cousin m’inspire, malgré les tracasseries dont ma tante m’abreuve, malgré l’ardent désir que j’éprouve de revoir ma bonne mère et ma chère Venise ; enfin, malgré la grande estime que j’ai pour vous, monsieur le comte, j’ai refusé. Vous avez dû croire que j’accordais la préférence à mon cousin… Tenez ! dit-elle en s’interrompant et en portant avec calme ses regards vers la croisée, le voilà qui entre à cheval jusque dans votre jardin. Arrêtez ! monsieur Lélio, ajouta-t-elle en me saisissant le bras, comme je m’élançais pour sortir ; vous m’accorderez bien qu’en cet instant il n’y a ici d’autre volonté à écouter que la mienne. Placez-vous avec Lila devant cette porte jusqu’à ce que j’aie fini de parler. »

Je dérangeai Lila, et je tins la porte à sa place. Alezia continua :

« J’ai refusé, monsieur le comte, parce que je ne pouvais loyalement accepter vos honorables propositions. J’ai répondu à l’aimable lettre que vous aviez jointe à celle de ma mère.

— Oui, signora, dit le comte, vous m’avez répondu avec une bonté dont j’ai été fort touché, mais avec une franchise qui ne me laissait aucun espoir ; et si je reviens dans le pays que vous habitez, ce n’est point avec l’intention de vous importuner de nouveau, mais avec celle d’être votre serviteur soumis et votre ami dévoué, si vous daignez jamais faire appel à mes respectueux sentiments.

— Je le sais, et je compte sur vous, répondit Alezia en lui tendant sa main d’un air noblement affectueux. Le moment est venu, plus vite que vous ne l’auriez imaginé, de mettre ces généreux sentiments à l’épreuve. Si j’ai refusé votre main, c’est que j’aime Lélio ; si je suis