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LA DERNIÈRE ALDINI.

traits, afin d’en faire la description au seigneur Lélio ; et, si en vous écoutant il paraît ému, gardez-vous de l’envoyer vers moi ; car, s’il venait à vous être infidèle, je déclare que ce serait un malheur pour lui et qu’il n’obtiendrait que mon mépris. »

En parlant ainsi, elle avait découvert sa figure. Elle me tournait le dos, et j’essayais vainement de surprendre ses traits dans la glace. Mais avais-je besoin du témoignage de mes yeux, et celui de mes oreilles ne suffisait-il pas ? Elle avait oublié tout à fait son accent anglais et parlait le plus pur italien avec cette voix sonore et vibrante qui m’avait si souvent ému jusqu’au fond de l’âme.

« Pardon, miss, dit la Checchina sans se déconcerter, vous êtes si belle, que toutes mes craintes se réveillent. Je ne puis croire que Lélio ne vous ait pas déjà vue et qu’il ne soit pas d’accord avec vous pour me tromper.

— S’il vous demande mon nom, dit Alezia en arrachant avec violence une des grandes épingles d’acier bruni qui retenaient sur sa tête le pli de son voile, remettez-lui ceci de ma part, et dites-lui que mon blason porte une épingle avec cette devise « Au cœur qui n’a pas de sang ! »

En ce moment, ne pouvant rester sous le coup d’un tel mépris, je sortis brusquement de ma cachette et m’élançai vers Alezia avec assurance. « Non, signora, lui dis-je, ne croyez pas aux plaisanteries de mon amie Francesca. Tout ceci est une comédie qu’il lui a plu de jouer, vous prenant pour ce que vous vouliez paraître et ne sachant pas l’importance de ses mensonges ; c’est une comédie que j’ai laissé jouer, vous reconnaissant à peine, tant vous avez imité avec talent l’accent et les manières d’une Anglaise. »

Alezia ne parut ni surprise ni émue de mon apparition. Elle avait le calme et la dignité que les femmes de condition possèdent entre toutes les autres lorsqu’elles sont dans leur droit. À voir son impassibilité, éclairée peu à peu d’un charmant sourire d’ironie, on eût pu croire que son âme n’avait jamais connu la passion, et qu’elle était incapable de la connaître.

« Vous trouvez que j’ai bien joué mon rôle, Monsieur ? répliqua-t-elle ; cela vous prouve que j’avais peut-être quelque disposition pour cette profession que vous ennoblissez par vos talents et vos vertus. Je vous remercie profondément de m’avoir ménagé l’occasion de vous donner la comédie, et je rends grâces à madame, qui a bien voulu me donner la réplique. Mais je suis déjà dégoûtée de cet art sublime. Il faut y porter une expérience qui me coûterait trop à acquérir et une force d’esprit dont vous seul au monde êtes capable.

— Non, signora ; vous êtes dans l’erreur, repris-je avec fermeté. Je n’ai point l’expérience du mal, et je n’ai de force que pour repousser des soupçons déshonorants. Je ne suis ni l’époux ni l’amant de Francesca. Elle est mon amie, ma sœur d’adoption, la confidente discrète et dévouée de tous mes sentiments ; et pourtant elle ignore qui vous êtes, bien qu’elle vous soit aussi dévouée qu’à moi-même.

— Je déclare, signora, dit Francesca en s’asseyant d’une manière plus convenable, que je comprends fort peu ce qui se passe ici, et comment Lélio vous a laissé concevoir de pareils soupçons, lorsqu’il lui était si facile de les détruire. Ce qu’il vous dit en ce moment est la vérité, et vous n’imaginez pas, j’espère, que je voulusse me prêter à vous tromper, si j’étais autre chose pour lui qu’une amie bien calme et bien désintéressée. »

Alezia commença à trembler de tous ses membres, comme saisie de fièvre ; et elle se rassit pâle et recueillie. Elle doutait encore.

« Tu as été méchante, ma cousine, dis-je tout bas à la Checchina. Tu as pris plaisir à faire souffrir un cœur pur pour venger ton sot amour-propre. Ne devrais-tu pas remercier ta rivale, puisqu’elle a refusé Nasi ? »

La bonne Checca s’approcha d’elle, lui prit les mains familièrement et s’accroupit sur un coussin à ses pieds. « Mon bel ange, lui dit-elle, ne doutez pas de nous ; vous ne connaissez pas la douce et honnête liberté des bohémiens. Dans votre monde on nous calomnie et on nous fait un crime de nos meilleures actions. Puisque vous avez permis à Lélio de vous aimer, c’est que vous ne partagez pas ces préventions injustes. Croyez donc bien que, à moins d’être la plus vile des créatures, je ne puis m’entendre avec Lélio pour vous tromper. Je comprends à peine quel plaisir ou quel profit j’en pourrais tirer. Ainsi calmez-vous, ma jolie signora. Pardonnez-moi de vous avoir arraché votre secret par mes folles plaisanteries. Vous devez avouer que, si la signora marchesina se fût jouée des comédiens, ce n’eût pas été dans l’ordre. Mais, au reste, tout ceci est fort heureux, et vous avez eu là une idée bonne et courageuse. Vous auriez conservé des soupçons et souffert longtemps, tandis que vous voilà rassurée, n’est-il pas vrai, marchesina mia ? Et vous croyez bien que j’ai un trop grand cœur pour vous trahir en aucune façon ? Allons, mon cher ange, il faut retourner auprès de vos parents, et Lélio ira vous voir aussitôt que vous le voudrez. Soyez tranquille, je vous l’enverrai, moi, et j’empêcherai bien qu’il ne vous donne d’autres sujets de chagrin. Ah ! poverina, les hommes sont au monde pour désoler les femmes, et le meilleur d’entre eux ne vaut pas la dernière d’entre nous. Vous êtes une pauvre enfant qui ne connaît pas encore la souffrance. Cela ne viendra que trop tôt si vous livrez votre pauvre cœur au tourment d’amour, oïmè ! »

Francesca ajouta bien d’autres choses toutes pleines de bonté et de sens. En même temps qu’Alezia était un peu blessée de cette familiarité naïve, elle était touchée de tant de bienveillance et vaincue par tant de franchise. Elle ne répondait pas encore aux caresses de Checca ; mais de grosses larmes coulaient lentement sur ses joues livides. Enfin son coeur se brisa, et elle se jeta en sanglotant sur le sein de sa nouvelle amie.

« Ô Lélio ! me dit-elle, me pardonnerez-vous l’outrage d’un pareil soupçon ? N’accusez que l’état maladif où je suis, depuis quelques jours, de corps et d’esprit. C’est Lila qui, croyant me guérir et voulant m’empêcher de faire ce qu’elle appelle un coup de tête, m’a confié cette nuit que vous viviez ici avec une très-belle personne qui n’était pas votre sœur, ainsi qu’elle l’avait cru d’abord, mais votre femme ou votre maîtresse. Vous pensez bien que je n’ai pas pu fermer l’œil ; j’ai roulé dans ma tête les projets les plus tragiques et les plus extravagants. Enfin, je me suis arrêtée à l’idée que Lila avait pu se tromper, et j’ai voulu savoir la vérité par moi-même. Au point du jour, tandis que, vaincue par la fatigue, cette pauvre fille dormait dans ma chambre sur le tapis, je suis sortie sur la pointe du pied ; j’ai appelé le plus soumis et le plus stupide des domestiques de ma tante, je lui ai fait seller le cheval de mon cousin Hector, qui est très-fougueux, et qui a failli dix fois me renverser. Mais que m’importait la vie ? Je me disais : « Hélas ! n’est pas tué qui veut ! » et j’ai pris la route de Cafaggiolo, sans savoir ce que j’allais y faire. Chemin faisant, j’ai trouvé le conte que je me suis permis de faire à madame. Oh ! qu’elle me le pardonne ! Je voulais savoir si elle vous aimait, Lélio ; si elle était aimée de vous, si elle avait des droits sur vous, si vous me trompiez. Pardonnez-moi tous deux ; vous êtes si bons ! vous me pardonnerez, et vous m’aimerez aussi, n’est-ce pas, Madame ?

— Chère madonetta ! je t’aime déjà de toute mon âme, » répondit la Checchina en lui passant ses grands bras nus autour du cou et en l’embrassant à l’étouffer.

Je désirais terminer cette scène et renvoyer Alezia chez sa tante. Je la suppliai de ne pas s’exposer davantage, et je me levai pour faire avancer son cheval ; mais elle me retint en me disant avec force : « À quoi songez-vous, Lélio ? Renvoyez chevaux et domestique chez ma tante ; demandez la poste, et partons sur-le-champ. Votre amie sera assez bonne pour nous accompagner. Nous irons trouver ma mère, et je me jetterai à ses pieds en lui disant : « Je suis compromise, je suis perdue aux yeux du monde ; je me suis enfuie de chez ma tante en plein jour, avec éclat. Il est trop tard pour réparer le tort que je me suis fait volontairement et délibérément. J’aime Lélio, et il m’aime ; je lui ai donné ma vie. Il ne me reste sur la terre que lui et vous. Voulez-vous me maudire ? »