Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/193

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
44
LA DERNIÈRE ALDINI.

dame a demandé la signora Checchina, et sans vous nommer. Elle m’a mis ce demi-sequin dans la main pour m’engager à cacher sa présence aux autres habitants de la maison. C’est ainsi qu’elle a dit.

— Est-ce que tu l’as vue, Cattina, cette dame ?

— J’ai vu sa robe et son voile, et une grande mèche de cheveux noirs qui s’était détachée, et qui tombait sur une petite main superbe… et deux grands yeux qui brillaient sous la dentelle comme deux lampes derrière un rideau.

— Et où l’as-tu fait entrer ?

— Dans le petit salon de la signora Checchina, pendant que la signora s’habille pour la recevoir.

— C’est bien, Cattina ; sois discrète, puisqu’on te l’a commandé. »

Je restai incertain si c’était Alezia qui venait se confier à la Checchina. Je devais l’empêcher sur-le-champ, et à tout prix, de rester dans cette maison, où chaque instant pouvait contribuer à la perte de sa réputation ; mais si ce n’était point elle, de quel droit irais-je interroger une personne qui sans doute avait quelque grave intérêt à se cacher de la sorte ? De ma fenêtre je n’avais pu juger la taille de cette femme voilée qui tout à coup s’était trouvée placée de manière à ce que je ne visse que le sommet de sa tête. J’avais examiné le domestique pendant qu’il emmenait les chevaux à l’écart dans un massif d’arbres que sa maîtresse lui avait désigné d’un geste. Je n’avais jamais vu ce visage ; mais ce n’était pas une raison pour qu’il n’appartînt pas à la maison Grimani, dont, certes, je n’avais pas vu tous les serviteurs. Je répugnais à l’interroger et à tenter de le corrompre. Je résolus d’aller trouver la Checchina ; je savais le temps qu’il lui fallait pour faire la plus simple toilette ; elle ne devait pas encore être en présence de la visiteuse, et je pouvais entrer dans sa chambre sans traverser le salon d’attente. Je connaissais le mystérieux passage par lequel l’appartement de Nasi communiquait avec celui de ses maîtresses, cette villa de Cafaggiolo étant une véritable petite maison dans le goût français du xviiie siècle.

Je trouvai en effet la Checchina à demi vêtue, se frottant les yeux et s’apprêtant avec une nonchalance seigneuriale à cette matinale audience.

« Qu’est-ce à dire ? s’écria-t-elle en me voyant entrer par son alcôve.

— Vite, un mot, Checchina, lui dis-je à l’oreille. Renvoie ta femme de chambre.

— Dépêche-toi, me dit-elle quand nous fûmes seuls, car il y a là quelqu’un qui m’attend.

— Je le sais, et c’est de cela que je viens te parler. Connais-tu cette femme qui te demande un entretien ?

— Qu’en sais-je ? elle n’a pas voulu dire son nom à ma femme de chambre, et là-dessus je lui ai fait répondre que je ne recevais pas, surtout à sept heures du matin, les personnes que je ne connais point ; mais elle ne s’est pas rebutée, et elle a supplié Térésa avec tant d’instance (il est même probable qu’elle lui a donné de l’argent pour la mettre dans ses intérêts), que celle-ci est venue me tourmenter, et j’ai cédé, mais non sans un grand déplaisir de sortir si tôt du lit, car j’ai lu les amours d’Angélique et de Médor fort avant dans la nuit.

— Écoute, Checchina, je crois que cette femme est… celle que tu sais.

— Oh ! crois-tu ? En ce cas, va la trouver ; je comprends pourquoi elle me fait demander, et pourquoi tu entres par le passage secret. Allons, je serai discrète, et charmée surtout de me rendormir tandis que tu seras le plus heureux des hommes.

— Non, ma bonne Francesca, tu te trompes. Si je m’étais ménagé un rendez-vous sous tes auspices, sois sûre que je t’en aurais demandé la permission. D’ailleurs je n’en suis pas à ce point, et mon roman touche à sa fin, qui est la plus froide et la plus morale de toutes les fins. Mais cette jeune personne se perd si tu ne viens pas à son secours. N’accueille aucun des projets romanesques qu’elle vient sans doute te confier ; fais-la partir sur-le-champ, qu’elle retourne chez ses parents à l’instant même. Si par hasard elle demande à me parler en ta présence, dis-lui que je suis absent et que je ne rentrerai pas de la journée.

— Quoi ! Lélio ! tu n’es pas plus passionné que cela, et on fait pour toi des extravagances ! Peste ! Voyez ce que c’est que d’être fat, on réussit toujours ! Mais si tu te trompais, cugino ; si par hasard cette belle aventurière, au lieu d’être ta Dulcinée, était une de ces pauvres filles dont tout pays fourmille, qui veulent entrer au théâtre pour fuir des parents cruels ? Écoute, j’ai une inspiration. Entrons ensemble dans le petit salon ; en faisant avancer le paravent devant la porte, au moment où nous entrerons tu peux te glisser en même temps que moi dans la chambre, te tenir caché, tout entendre et tout voir. Si cette femme est ta maîtresse, il est important que tu saches bien et vite ce dont il s’agit : car ce qu’elle me dira, je te le répéterais mot à mot, il sera donc plus tôt fait de l’entendre. »

J’hésitais, et pourtant j’avais bien envie de suivre ce mauvais conseil.

« Mais si c’est une autre femme, objectai-je, si elle a un secret à te confier ?

— Avons-nous des secrets l’un pour l’autre ? dit Checchina, et as-tu moins d’estime que moi pour toi-même ? Allons, pas de sot scrupule, viens. »

Elle appela Térésa, lui dit deux mots à l’oreille, et quand le paravent fut arrangé, elle la renvoya et m’entraîna avec elle dans le salon. Je ne fus pas caché deux minutes sans trouver au paravent protecteur une brisure par laquelle je pouvais voir la dame mystérieuse. Elle n’avait pas encore relevé son voile ; mais déjà je reconnaissais la taille élégante et les belles mains d’Alezia Aldini.

La pauvre enfant tremblait de tous ses membres ; je la plaignais et la blâmais, car le boudoir où nous nous trouvions n’était pas décoré dans un goût très-chaste, et les bronzes antiques, les statuettes de marbre qui l’ornaient, quoique d’un choix exquis sous le rapport de l’art, n’étaient rien moins que faits pour attirer les regards d’une jeune fille ou d’une femme timide. Et en pensant que c’était Alezia Aldini qui avait osé pénétrer dans ce temple païen, j’étais malgré moi, par un reste d’amour peut-être, plus blessé que reconnaissant de sa démarche.

La Checchina, tout en se hâtant, n’avait pourtant pas négligé le soin si cher aux femmes d’éblouir par l’éclat de la toilette les personnes de leur sexe. Elle avait jeté sur ses épaules une robe de chambre de cachemire des Indes, objet d’un grand luxe à cette époque ; elle avait roulé ses cheveux dénoués sous un réseau de bandelettes d’or et de pourpre ; car l’antique était alors à la mode ; et sur ses jambes nues, qui étaient fortes et belles comme celles d’une statue de Diane, elle avait glissé une sorte de brodequin de peau de tigre, qui dissimulait ingénieusement la vulgaire nécessité des pantoufles. Elle avait chargé ses doigts de diamants et de camées, et tenait son éventail étincelant comme un sceptre de théâtre, tandis que l’inconnue, pour se donner une contenance, tourmentait gauchement le sien, qui était simplement de satin noir. Celle-ci était visiblement consternée de la beauté de Checca, beauté un peu virile, mais incontestable. Avec sa robe turque, sa chaussure mède et sa coiffure grecque, elle devait assez ressembler à ces femmes de satrapes qui se couvraient sans discernement des riches dépouilles des nations étrangères.

Elle salua son hôtesse d’un air de protection un peu impertinent ; puis, s’étendant avec nonchalance sur une ottomane, elle prit l’attitude la plus grecque qu’elle put imaginer. Tout cet étalage fit son effet : la jeune fille resta interdite et n’osa rompre le silence.

« Eh bien ! Madame ou Mademoiselle, dit la Checca en dépliant lentement son éventail, car j’ignore absolument à qui j’ai le plaisir de parler… je suis à vos ordres. »

Alors l’inconnue, d’une voix claire et un peu âpre, avec un accent anglais très-prononcé, répondit en ces termes :

« Pardonnez-moi, Madame, d’être venue vous déranger si matin, et recevez mes remerciements pour la bonté