Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/192

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
43
LA DERNIÈRE ALDINI.

mon départ. D’ailleurs il était bien vrai que je voulais pouvoir m’ouvrir complètement à sa mère au moment où elle recevrait ma confidence tout entière ; car je prévoyais bien qu’Alezia ne lui cacherait aucun détail de ce petit roman, dont je n’avais pas le droit de me faire l’historien exact sans son ordre. Je craignais d’ailleurs que l’énergie de cette jeune fille effrayant la faiblesse de sa mère du tableau de sa passion, celle-ci ne vînt à lui donner un consentement que je ne voulais pas ratifier. L’une et l’autre avaient besoin du secours de ma volonté calme et inébranlable, et c’était peut-être lorsqu’elles seraient en présence l’une de l’autre que j’aurais besoin d’une force qui manquerait à toutes deux.

J’en étais là lorsqu’on frappa à ma porte, et un homme s’approcha dans une attitude respectueuse. Comme il avait eu soin d’ôter sa livrée, je ne le reconnus pas d’abord pour le domestique qui m’avait tant regardé le jour de l’aventure de l’église ; mais comme nous avions maintenant le loisir de nous examiner l’un l’autre, nous jetâmes spontanément un cri de surprise.

« C’est bien vous me dit-il ; je ne me trompais pas, vous êtes bien Nello ?

— Mandola, mon vieil ami ! » m’écriai-je, et je lui ouvris mes deux bras. Il hésita un instant, puis il s’y jeta avec effusion en pleurant de joie.

« Je vous avais bien reconnu ; mais j’ai voulu m’en assurer, et, au premier moment dont je puis disposer, me voilà. Comment se fait-il qu’on vous appelle dans ce pays le seigneur Lélio, à moins que vous ne soyez ce chanteur fameux dont on parlait tant à Naples, et que je n’ai jamais été voir ? car, voyez-vous, je m’endors toujours au théâtre, et, quant à la musique, je n’ai jamais pu y rien comprendre… Aussi la signora ne me force jamais de monter à sa loge avant la fin du spectacle.

— La signora ! oh ! parle-moi de la signora, mon vieux camarade.

— Moi, je parlais de la signora Alezia ; car, pour la signora Bianca, elle ne va plus au théâtre. Elle a pris un confesseur piémontais, et elle est dans la plus haute dévotion depuis son second mariage. Pauvre bonne signora ! je crains bien que ce mari-là ne la dédommage pas de l’autre. Ah ! Nello, Nello, pourquoi n’as-tu pas ?…

— Tais-toi, Mandela ; pas un mot là-dessus. Il est des souvenirs qui ne doivent pas plus revenir sur nos lèvres que les morts ne doivent revenir à la vie. Dis-moi seulement où est ta maîtresse en ce moment, et le moyen de lui faire parvenir une lettre en secret et sur-le-champ.

— Est-ce que c’est quelque chose d’important pour vous ?

— C’est quelque chose de plus important pour elle.

— En ce cas, donnez-la-moi ; je prends la poste à franc étrier, et je vais la lui remettre à Bologne, où elle est maintenant. Ne le saviez-vous pas ?

— Nullement. Oh tant mieux ! Tu peux être auprès d’elle ce soir ?

— Oui, par Bacchus ! Pauvre maîtresse, qu’elle sera étonnée de recevoir de vos nouvelles ! car, vois-tu, Nello, voyez-vous, signor…

— Appelle-moi Nello quand nous sommes seuls et Lélio devant le monde, tant que l’affaire de Chioggia ne sera pas assoupie tout à fait.

— Oh ! je sais. Pauvre Massatone ! Mais cela commence à s’arranger.

— Que me disais-tu de la signora Bianca ? C’est là ce qui m’importe.

— Je disais qu’elle deviendra bien rouge et bien pâle quand je lui remettrai une lettre en lui disant tout bas : « C’est de Nello ! Madame sait bien, Nello ! celui qui chantait si bien… » Alors elle me dira d’un ton sérieux, car elle n’est plus gaie comme autrefois, la pauvre signora : « C’est bien, Mandola, allez-vous-en à l’oftice. » Et puis elle me rappellera pour me dire d’un ton doux, car elle est toujours bonne : « Mon pauvre Mandola, vous devez être bien fatigué ?… Salomé, donnez-lui du meilleur vin ! »

— Et Salomé ! m’écriai-je ; est-elle mariée aussi ?

— Oh ! celle-là ne se mariera jamais. C’est toujours la même fille, pas plus vieille, pas plus jeune ; ne souriant jamais, ne versant jamais une larme, adorant toujours madame, et lui résistant toujours ; chérissant mademoiselle, et la grondant sans cesse ; bonne au fond, mais point aimable… La signora Alezia vous a-t-elle reconnu ?

— Nullement.

— Je le crois ; j’ai eu bien de la peine moi-même à vous reconnaître. On change tant ! Vous étiez si petit, si fluet !

— Mais pas trop, ce me semble ?

— Et moi, continua Mandola avec une tristesse comique, j’étais si leste, si dégagé, si alerte, si joyeux ! Ah ! comme on vieillit ! »

Je me pris à rire en voyant combien l’on s’abuse sur les grâces de sa jeunesse quand on avance en âge. Mandola était à peu près le même Hercule lombard que j’avais connu ; il marchait toujours de côté comme une barque qui louvoie, et l’habitude de ramer en équilibre à la poupe de la gondole lui avait fait contracter celle de ne jamais se tenir sur ses deux jambes à la fois. On eût dit qu’il se méfiait toujours de l’aplomb du sol et qu’il attendait le flot pour varier son attitude. J’eus bien de la peine à abréger notre entretien ; il y prenait grand plaisir, et moi j’éprouvais un bonheur douloureux à entendre parler de cet intérieur de famille où mon âme s’était ouverte à la poésie, à l’art, à l’amour et à l’honneur. Je ne pouvais me défendre d’une secrète joie pleine d’attendrissement et de reconnaissance en entendant le brave Lombard me raconter les longs regrets de Bianca après mon départ, sa santé longtemps altérée, ses larmes cachées, sa langueur, son dégoût de la vie. Puis elle s’était ranimée. Un nouvel amour avait effleuré son cœur. Un homme fort séduisant, mais assez mal famé, espèce d’aventurier de haut lieu, l’avait recherchée en mariage ; elle avait failli croire en lui. Éclairée à temps, elle avait frémi des dangers auxquels l’isolement exposait son repos et sa dignité ; elle avait frémi surtout pour sa fille, et s’était rejetée dans la dévotion.

« Mais son mariage avec le prince Grimani ? dis-je à Mandola.

— Oh ! c’est l’ouvrage du confesseur, répondit-il.

— Allons, il y a une fatalité, et l’on n’y échappe pas. Pars, Mandola ; voici de l’argent, voici la lettre. Ne perds pas un instant, et ne retourne pas à la villa Grimani sans m’avoir parlé ; car j’ai des recommandations importantes à te faire. » Il partit.

Je me jetai sur mon lit, et je commençais à m’endorrnir lorsque j’entendis les pas rapides d’un cheval dans l’allée du jardin sur laquelle donnait ma fenêtre. Je me demandai si ce n’était pas Mandola qui revenait, ayant oublié une partie de ses instructions. Je vainquis donc la fatigue, et me mis à la croisée. Mais, au lieu de Mandola, je vis une femme en amazone et la tête couverte d’une épaisse mantille de crêpe noir qui tombait sur ses épaules et voilait toute sa taille aussi bien que son visage. Elle montait un superbe cheval tout fumant de sueur ; et, sautant à terre avant que son domestique eût trouvé le temps de lui donner la main, elle parla à voix très-basse à la vieille Cattina, que la curiosité bien plus que le zèle avait fait accourir à sa rencontre. Je frissonnai en songeant qui ce pouvait, qui ce devait être ; et, maudissant l’imprudence de cette démarche, je me rhabillai à la hâte. Quand je fus prêt, Cattina ne venant point m’avertir, je m’élançai précipitamment dans l’escalier, craignant que la téméraire visiteuse ne restât sous le péristyle exposée à quelque regard indiscret. Mais je rencontrai sur les dernières marches Cattina, qui retournait à son travail après avoir introduit l’inconnue dans la maison.

« Où est cette dame ? lui demandai-je vivement.

— Cette dame ! répondit la vieille, quelle dame, mon béni seigneur Lélio ?

— Quelle ruse veux-tu essayer là, vieille folle ? N’ai-je pas vu entrer une dame en noir, et n’a-t-elle pas demandé à me parler ?

— Non, sur la foi du baptême, monsieur Lélio. Cette