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LA DERNIÈRE ALDINI.

chose honteuse en écoutant ; et comme j’avais déjà quelques sentiments élevés, je faisais même des efforts pour ne pas entendre. Mais j’entendais malgré moi. Enfin, l’homme dit à ma mère : Adieu, je te quitte pour toujours, ne me refuse pas une tresse de tes beaux cheveux blonds. Et ma mère répondit : Coupe-la toi-même.

« Le soin que ma mère prenait de mes cheveux m’avait habituée à considérer la chevelure d’une femme comme une chose très-précieuse ; et lorsque je l’entendis donner une partie de la sienne, je fus prise d’un sentiment de jalousie et de chagrin, comme si elle se fût dépouillée d’un bien qu’elle ne devait sacrifier qu’à moi. Je me mis à pleurer silencieusement ; mais, entendant qu’on s’approchait de mon lit, j’essuyai bien vite mes yeux et feignis de dormir. Alors on entr’ouvrit mes rideaux, et je vis un homme habillé de rouge que je ne reconnus pas d’abord, parce que je ne l’avais pas encore vu sous ce costume : j’eus peur de lui ; mais il me parla, et je le reconnus bien vite ; c’était… Lélio ! vous oublierez cette histoire, n’est-ce pas ?

— Eh bien ! signora ?… m’écriai-je en serrant convulsivement sa main.

— C’était Nello, notre gondolier… Eh bien ! Lélio, qu’avez-vous ? Vous frémissez, votre main tremble… Ô ciel ! vous blâmez beaucoup ma mère !

— Non, signora, non, répondis-je d’une voix éteinte ; je vous écoute avec attention. La scène se passait à Venise ?

— Vous l’avais-je dit ?

— Je crois que oui ; et c’était au palais Aldini, sans doute ?

— Sans doute, puisque je vous dis que c’était dans la chambre de ma mère… Mais pourquoi cette émotion, Lélio ?

— Ô mon Dieu ! ô mon Dieu ! vous vous appelez Alezia Aldini ?

— Eh bien ! à quoi songez-vous ? dit-elle avec un peu d’impatience. On dirait que vous apprenez mon nom pour la première fois.

— Pardon, signora, votre nom de famille… Je vous avais toujours entendu appeler Grimani à Naples.

— Par des gens qui nous connaissaient peu, sans doute. Je suis la dernière des Aldini, une des plus anciennes familles de la république, orgueilleuse et ruinée. Mais ma mère est riche, et le prince Grimani, qui trouve ma naissance et ma fortune dignes de son neveu, tantôt me traite avec sévérité, tantôt me cajole pour me décider à l’épouser. Dans ses bons jours, il m’appelle sa chère fille ; et quand les étrangers lui demandent si je suis sa fille en effet, il répond, faisant allusion à son projet favori : « Sans doute, puisqu’elle sera comtesse Grimani. » Voilà pourquoi à Naples, où j’ai passé un mois, et où l’on ne me connaît guère, et dans ce pays-ci que j’habite depuis six semaines, où je ne vois ni ne connais personne, on me donne toujours un nom qui n’est pas le mien…

— Signora ! repris-je en faisant effort sur moi-même pour rompre le silence pénible où j’étais tombé, daignerez-vous m’expliquer quel rapport peut avoir cette histoire avec notre amour, et comment à l’aide du secret que vous possédez, vous pourriez arracher à votre mère un consentement qui lui répugnerait ?

— Que dites-vous là, Lélio ? Me supposez-vous capable d’un si odieux calcul ? Si vous vouliez m’écouter, au lieu de passer vos mains sur votre front d’un air égaré… Mon ami, mon cher Lélio, quel nouveau chagrin, quel nouveau scrupule est donc entré dans votre âme depuis un instant ?

— Chère signora, je vous supplie de continuer.

— Eh bien ! sachez que cette aventure n’est jamais sortie de ma mémoire, qu’elle a causé tous les chagrins et toutes les joies de ma vie. Je compris que je ne devais jamais interroger ma mère sur ce sujet, ni en parler à personne. Vous êtes le premier, Lélio sans en excepter ma bonne gouvernante Salomé, et ma sœur de lait, à qui je dis tout qui ait reçu cette confidence. Mon orgueil souffrit de la faute de ma mère, qui semblait rejaillir sur moi. Cependant je continuai d’adorer ma mère. Je l’aimai peut-être d’autant plus que je la sentais plus faible, plus exposée au secret anathème de mes parents du côté paternel. Mais ma haine pour le peuple s’accrut de toute mon affection pour elle.

« Je vécus dans ces sentiments jusqu’à l’âge de quatorze ans, et ma mère ne parut pas s’en occuper. Au fond de l’âme, elle soufrait de mon dédain pour les classes inférieures, et un jour elle se décida à m’adresser de timides reproches. Je ne lui répondis rien, ce qui dut l’étonner ; car j’avais l’habitude de discuter obstinément avec tout le monde et à propos de tout. Mais je sentais qu’il y avait une montagne entre ma mère et moi, et que nous ne pouvions raisonner avec désintéressement de part ni d’autre. Voyant que j’écoutais ses reproches avec une soumission miraculeuse, elle m’attira sur ses genoux, et, me caressant avec une ineffable tendresse, elle me parla de mon père dans les termes les plus convenables ; mais elle m’apprit beaucoup de choses que je ne savais pas. J’avais toujours gardé pour ce père que j’avais à peine connu une sorte d’enthousiasme assez peu fondé. Quand j’appris qu’il n’avait épousé ma pauvre mère que pour sa fortune, et qu’après l’avoir épousée, il l’avait méprisée pour son obscure naissance et son éducation bourgeoise, il se fit en moi une réaction, et peu s’en fallut que je ne le haïsse autant que je l’avais chéri. Ma mère ajouta bien des choses qui me parurent très-étranges et qui me frappèrent beaucoup, sur le malheur de faire un mariage du pure convenance, et je crus comprendre que déjà elle n’était pas beaucoup plus heureuse avec son nouveau mari qu’elle ne l’avait été avec celui dont elle me parlait.

« Cet entretien me fit une profonde impression, et je commençai à réfléchir sur cette nécessité de faire du mariage une affaire, et sur l’humiliation d’être recherchée à cause d’un nom ou à cause d’une dot. Je résolus de ne pas me marier, et quelque temps après, causant encore avec ma mère, je lui déclarai ma résolution, pensant qu’elle l’approuverait. Elle en sourit et me dit que le temps n’était pas éloigné où mon cœur aurait besoin d’une autre affection que la sienne. Je lui assurai le contraire ; mais peu à peu je sentis que j’avais parlé témérairement : car un insupportable ennui me gagnait à mesure que nous quittions notre vie douce et retirée de Venise, pour les voyages et pour la société brillante des autres villes. Puis, comme j’étais très-grande et très-avancée pour mon âge, à peine étais-je sortie de l’enfance qu’on me parlait déjà de choix et d’établissement, et chaque jour j’entendais discuter les avantages et les inconvénients d’un nouveau parti. Je ne sentais pas encore l’amour s’éveiller en moi ; mais je sentais la répugnance et l’effroi qu’inspirent aux femmes bien nées les hommes sans cœur et sans esprit. J’étais difficile. Ayant vécu avec une si bonne mère, ayant été idolâtrée par elle, quel homme ne m’eût-il pas fallu rencontrer pour ne pas regretter amèrement son joug aimable et sa tendre protection ! Ma fierté, déjà si irritable par elle-même, s’irrita chaque jour davantage à l’aspect de ces hommes si vains, si nuls et si guindés, qui osaient prétendre à moi. Je tenais à la naissance, parce que jusque-là je m’étais imaginé que les races illustres étaient supérieures aux autres en courage, en mérite, en politesse, en libéralité. Je n’avais vu la noblesse que du fond de la galerie de portraits du palais Aldini. Là tous mes aïeux m’apparaissaient dans leur gloire, ayant tous leurs grands faits d’armes ou leurs pieuses actions consignés sur des bas-reliefs de chêne. Celui-ci avait racheté trois cents esclaves à des corsaires barbaresques pour leur donner la vraie religion et la liberté ; celui-là avait sacrifié tous ses biens pour le salut de la patrie dans une guerre ; un troisième avait versé pour elle tout son sang au champ d’honneur. Mon admiration pour eux était donc légitime, et je ne sentais pas leur sang couler moins chaud et moins généreux dans mes veines. Mais combien les descendants des autres patriciens me parurent dégénérés ! Ils n’avaient plus de leur race qu’une insupportable insuffisance et des prétentions révoltantes. Je me demandais où était la noblesse ; je ne la trouvais plus que sur les écussons, aux portes des palais. Je résolus de me faire religieuse, et je priai ma mère avec tant d’instances de me laisser entrer