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LA DERNIÈRE ALDINI.

Elle releva sa tête penchée sur l’épaule de Lila, et me regardant avec une sorte d’indignation :

« Vous me croyez donc bien lâche ! me dit-elle.

— Je ne crois rien, répondis-je, rien que ce que vous me direz. Mais vous vous détournez de moi et vous pleurez ; comment puis-je savoir ce qui se passe dans votre âme ? Ah ! si je vous ai offensée ou si je vous ai déplu, si je suis la cause involontaire de votre chagrin, comment pourrais-je jamais me le pardonner ?

— Ah ! vous croyez que j’ai peur ? répéta-t-elle avec une sorte d’amertume tendre. Vous me voyez pleurer, et vous dites : C’est une petite fille qui craint d’être grondée ! »

Elle se mit à pleurer à chaudes larmes en cachant son visage dans son mouchoir. Je m’efforçais de la consoler, je la suppliais de me répondre, de me regarder, de s’expliquer ; et, dans cet instant de trouble et d’attendrissement, je fus entraîné par un mouvement si paternel et si amical, que le hasard amena sur mes lèvres, au milieu des doux noms que je lui donnais, le nom d’un enfant qui m’avait été bien cher. Ce nom, j’avais gardé depuis longues années l’habitude de le donner involontairement à tous les beaux enfants que j’avais occasion de caresser. « Ma chère signorina, lui dis-je, ma bonne Alezia… » Je m’arrêtai, craignant de l’avoir offensée en lui donnant par mégarde un nom qui n’était pas le sien. Mais elle n’en parut pas offensée ; elle me regarda avec un peu de surprise et me laissa prendre sa main que je couvris de baisers.

Cependant la voiture avançait rapide comme le vent, et avant que j’eusse pu obtenir l’explication que je demandais ardemment, Lila nous avertit qu’elle apercevait la villa Grimani, et qu’il fallait absolument nous séparer.

« Eh quoi ! vais-je vous quitter ainsi ? m’écriai-je, et combien de temps vais-je me consumer dans cette affreuse inquiétude ?

— Eh bien ! me dit-elle, venez ce soir dans le parc, le mur n’est pas bien haut. Je serai dans la petite allée qui longe le mur, auprès d’une statue que vous trouverez aisément en partant de la grille et en marchant toujours à droite. À une heure de la nuit ! »

Je baisai de nouveau les mains de la signora.

— Oh ! signora, signora ! dit Lila d’un ton de reproche doux et triste.

— Lila, ne me contrarie pas, dit la signora avec véhémence ; tu sais ce que je t’ai dit ce matin. »

Lila parut consternée.

« Qu’a donc dit la signora ? demandai-je à la jeune fille.

— Elle veut se tuer, répondit Lila en sanglotant.

— Vous tuer, signora ! m’écriai-je. Vous si belle, si gaie, si heureuse, si aimée !

— Si aimée, Lélio ! répondit-elle d’un air désespéré, et de qui donc suis-je aimée ? de ma pauvre mère seulement et de cette bonne Lila.

— Et du pauvre artiste qui n’ose pas vous le dire, repris-je, et qui pourtant donnerait sa vie pour vous faire aimer la vôtre.

— Vous mentez ! dit-elle avec force ; vous ne m’aimez pas ! »

Je saisis convulsivement son bras et je la regardai stupéfait. En ce moment la voiture s’arrêta brusquement. Lila venait de tirer le cordon. Je m’élançai à terre, et j’essayai, en saluant, de reprendre l’humble attitude de l’accordeur de pianos. Mais ces deux jeunes filles, qui avaient les yeux rouges, n’échappèrent point à l’œil clairvoyant du valet de pied. Il me regarda avec une attention très-grande, et, quand la voiture s’éloigna, il se retourna plusieurs fois pour me suivre des yeux. Je crus bien me rappeler confusément ses traits ; mais je n’avais pas osé le regarder en face, et je ne pensais guère à chercher où j’avais rencontré cette grosse face pâle et barbue.

— Lélio, Lélio ! me dit la Checchina en soupant, vous êtes bien joyeux aujourd’hui. Prenez garde de pleurer demain, mon enfant. »

À minuit, j’avais escaladé le mur du parc ; mais à peine avais-je fait quelques pas dans l’allée qu’une main saisit mon manteau. À tout événement, je m’étais muni de ce que dans mon village nous appelions un petit couteau de nuit ; j’allais en faire briller la lame, lorsque je reconnus la belle Lila.

« Un mot bien vite, seigneur Lélio, me dit-elle à voix basse ; ne dites pas que vous êtes marié.

— Qu’est-ce à dire, mon aimable enfant ? Je ne le suis pas.

— Cela ne me regarde pas, reprit Lila ; mais je vous en supplie, ne parlez pas de cette dame qui demeure avec vous.

— Tu es donc dans mes intérêts, ma bonne Lila ?

— Oh ! non, Monsieur, certainement, non ! Je fais tout ce que je peux pour empêcher la signora de commettre toutes ces imprudences. Mais elle ne m’écoute pas, et si je lui disais ce qui peut et ce qui doit l’éloigner pour toujours de vous… je ne sais ce qui en arriverait !

— Que veux-tu dire ? Explique-toi.

— Hélas ! vous avez vu aujourd’hui combien elle est exaltée. C’est un caractère si singulier ! Quand on la chagrine, elle est capable de tout. Il y a un mois, lorsqu’on l’a séparée de sa mère pour l’enfermer ici, elle parlait de prendre du poison. Chaque fois que sa tante, qui est bien grondeuse, à la vérité, l’impatiente, elle a des attaques de nerfs qui tournent presque à la folie ; et hier soir, comme je me hasardai à lui dire que peut-être vous aimiez quelqu’un, elle s’est élancée vers la fenêtre de sa chambre, en criant comme une folle : « Ah ! si je le croyais !… » Je me suis jetée sur elle, je l’ai délacée, j’ai fermé ses fenêtres, je ne l’ai pas quittée de la nuit, et toute la nuit elle a pleuré, ou bien elle s’endormait pour se réveiller en sursaut et courait dans la chambre comme une insensée. Ah ! monsieur Lélio, elle me donne bien du chagrin ; je l’aime tant ! car, malgré ses emportements et ses bizarreries, elle est si bonne, si aimante, si généreuse ! Ne l’exaspérez pas, je vous en supplie ; vous êtes un honnête homme, j’en suis sûre, je le sais ; puis à Naples tout le monde le disait, et la signora écoutait avec passion toutes les bonnes actions qu’on raconte de vous. Vous ne la tromperez donc pas, et puisque vous aimez cette belle dame que j’ai vue chez vous…

— Et qui te prouve que je l’aime, Lila ? C’est ma sœur.

— Oh ! monsieur Lélio, vous me trompez ! car j’ai demandé à cette dame si vous étiez son frère, et elle m’a dit que non. Vous penserez que cela ne me regarde pas, et que je suis bien curieuse. Non je ne suis pas curieuse, seigneur Lélio ; mais je vous conjure d’avoir de l’amitié pour ma pauvre maîtresse, de l’amitié comme un frère en a pour sa sœur, comme un père pour sa fille. Songez donc ! c’est un enfant qui sort du couvent et qui n’a pas l’idée du mal qu’on peut dire d’elle. Elle dit qu’elle s’en moque ; mais je sais bien, moi, comment elle prend les choses quand elles arrivent. Parlez-lui bien doucement, faites-lui comprendre que vous ne pouvez la voir en cachette ; mais promettez-lui d’aller la voir chez sa mère quand nous retournerons à Naples ; car sa mère est si bonne, et elle aime tant sa fille, que, pour lui faire plaisir, je suis sûre qu’elle vous inviterait à venir chez elle. Peut-être qu’ainsi la folie de mademoiselle s’apaisera peu à peu. Avec des amusements, des distractions, on lui fait souvent changer d’idée. Je lui ai parlé du beau chat angora que j’ai vu dans votre salon et qui vous caressait pendant que vous lisiez sa lettre, si bien que vous lui avez donné un grand coup de pied pour le renvoyer. Ma maîtresse n’aime pas du tout les chiens ; mais, en revanche, elle a l’amour des chats. Il lui a pris une si grande envie d’avoir le vôtre, que vous devriez lui en faire cadeau ; je suis sûre que cela l’occuperait et l’égaierait pendant quelques jours.

— S’il ne faut que mon chat, répondis-je, pour consoler ta maîtresse de mon absence, le mal n’est pas bien grand, et le remède est facile. Sois bien sûre, Lila, que je me conduirai avec ta maîtresse comme un père et un ami. Aie confiance en moi ; mais laisse-moi la rejoindre, car elle m’attend peut-être.

— Oh ! monsieur Lélio, encore un mot. Si vous voulez que mademoiselle vous écoute, n’allez pas lui dire que les gens du peuple valent les gens de qualité. Elle est entichée de sa noblesse… Que cela ne vous donne pas mau-