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LA DERNIÈRE ALDINI.

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qu’à quel point cette bizarre manière de déjeuner sur un piano en tête-à-tête avec la demoiselle de la maison sera trouvée séante. Peu m’importe, après tout ; il faut bien voir où me mèneront ces extravagances, et, s’il y a là-dessous une haine de femme, j’aurai mon tour, dussé-je l’attendre dix ans !

En même temps je regardais par-dessus le pupitre du piano ma belle hôtesse, qui mangeait d’une manière surnaturelle, et qui ne semblait nullement possédée de cette sotte manie qu’ont les demoiselles de ne manger qu’en secret, et de pincer les lèvres à table d’un air sentimental, comme si elles étaient d’une nature supérieure à la nôtre. Lord Byron n’avait pas encore mis à la mode le manque d’appétit chez le beau sexe. De sorte que ma fantasque signora s’en donnait à coeur joie, et qu’au bout de peu d’instants elle revint auprès de moi, pour tirer du pâté ébréché un filet de lièvre et une aile de faisan. Elle me regarda sans rire, et me dit d’un ton sentencieux : « Ce vent d’est donne faim. — Il me paraît que Votre Seigneurie est douée d’un bon estomac, lui dis-je. — Si on n’avait pas un bon estomac à quinze ans, répondit-elle, il faudrait y renoncer. — Quinze ans ! m’écriai-je en la regardant avec attention et en laissant tomber ma fourchette. — Quinze ans et deux mois, répondit-elle en retournant à son coussin avec son assiette de nouveau remplie ; ma mère n’en a pas encore trente-deux, et elle s’est remariée l’an dernier. N’est-ce pas singulier, dites-moi, une mère qui se marie avant sa fille ? Il est vrai que si ma petite mère chérie eût voulu attendre mon mariage, elle eût attendu longtemps. Qui donc voudrait épouser une personne, belle, à la vérité, mais stupide au delà de tout ce qu’on peut imaginer ? »

Il y avait tant de gaieté et de bonhomie dans l’air sérieux dont elle me plaisantait ; c’était un si joli loustig que cette grande fille aux yeux noirs et aux longues boucles de cheveux tombant sur un cou d’albâtre ; elle était assise sur son coussin avec une naïveté si gracieuse et en même temps si chaste, que toute ma défiance et tous mes mauvais desseins m’abandonnèrent. J’avais résolu de vider le flacon de vin afin d’endormir tout scrupule. Je repoussai le flacon, et, abandonnant mon assiette, appuyant mon coude sur le piano, je me mis à la considérer de nouveau et sous un nouvel aspect. Ce chiffre de quinze ans avait bouleversé toutes mes idées. J’ai toujours attaché beaucoup d’importance, quand j’ai voulu juger une personne, et surtout une personne du sexe féminin, à m’enquérir de son âge de la manière la plus authentique possible. L’habileté croît si rapidement chez le sexe féminin que six mois de plus ou de moins font souvent que la candeur est fourberie ou la fourberie candeur. Jusque-là je m’étais imaginé que la Grimani avait au moins vingt ans ; car elle était si grande, si forte, si brune, et douée dans son regard, dans son maintien, dans ses moindres mouvements, d’une telle assurance, que tout le monde faisait le même anachronisme que moi à son premier abord. Mais, en la regardant mieux, je reconnus mon erreur. Ses épaules étaient larges et puissantes ; mais sa poitrine n’était pas encore développée. S’il y avait de la femme dans toute son attitude, il y avait certains airs et certaines expressions de visage qui révélaient l’enfant. Ne fût-ce que ce robuste appétit, cette absence totale de coquetterie, et l’inconvenance audacieuse du tête-à-tête qu’elle s’était réservé avec moi, il devint manifeste à mes yeux que je n’avais point affaire, comme je l’avais cru d’abord, à une femme orgueilleuse et rusée, mais à une pensionnaire espiègle, et je repoussai avec horreur la pensée d’abuser de son imprudence.

Je restais plongé dans cet examen, oubliant de répondre à la provocation significative que je venais de recevoir. Elle me regarda fixement, et cette fois je ne songeai pas à éviter son regard, mais à l’analyser. Elle avait les plus beaux yeux du monde, à fleur de tête et très-ouverts ; leur direction était toujours nette, brusque et saisissant d’emblée l’objet de l’attention. Ce regard, très-rare chez une femme, était absolu et non effronté. C’était la révélation et l’action d’une âme courageuse, fière et franche. Il interrogeait toutes choses avec autorité, et semblait dire : Ne me cachez rien ; car, moi, je n’ai rien à cacher à personne.

Lorsqu’elle vit que je bravais son attention, elle fut alarmée, mais non intimidée ; et, se levant tout d’un coup, elle provoqua l’explication que je voulais lui demander. « Signor Lélio, me dit-elle, si vous avez fini de déjeuner, vous allez me dire ce que vous êtes venu faire ici.

— Je vais vous obéir, signora, répondis-je en allant ramasser son assiette et son verre qu’elle avait posés sur le parquet, et en les reportant sur le piano ; seulement, je prie Votre Seigneurie de me dire si l’accordeur de piano doit, pour vous répondre, s’asseoir devant le clavier, ou si le comédien Lélio doit se tenir debout, le chapeau à la main, et prêt à se retirer, après avoir eu l’honneur de vous parler.

— Monsieur Lélio voudra bien s’asseoir sur ce fauteuil, dit-elle en me désignant un siège placé à droite de la cheminée, et moi sur celui-ci, ajouta-t-elle en s’asseyant du côté gauche, en face de moi, à dix pieds environ de distance.

— Signora, lui dis-je en m’asseyant, il faut, pour vous obéir, que je reprenne les choses d’un peu haut. Il y a environ deux mois, je jouais Roméo et Juliette à San-Carlo. Il y avait dans une loge d’avant-scène…

— Je puis aider votre mémoire, reprit la Grimani. Il y avait dans une loge d’avant-scène, à droite du théâtre, une jeune personne qui vous parut belle ; mais, en la regardant de plus près, vous trouvâtes que son visage était si dépourvu d’expression, que vous vîntes à vous écrier… en parlant à une de ces dames du théâtre, et assez haut pour que la jeune personne l’entendît…

— Au nom du ciel ! signora, interrompis-je, ne répétez pas les paroles échappées à mon délire, et sachez que je suis sujet à des irritations nerveuses qui me rendent presque fou. Dans cette disposition, tout me porte ombrage, tout me fait souffrir…

— Je ne vous demande pas pourquoi il vous plut de dire votre avis d’une façon si nette sur le compte de la demoiselle de l’avant-scène ; je vous prie seulement de me raconter le reste de l’histoire.

— Je suis obligé, pour être véridique et conséquent, d’insister sur le prologue. En proie à un premier accès de fièvre, début d’une maladie grave dont je suis à peine rétabli, je m’imaginai lire un profond dédain et une froide ironie sur le visage, incomparablement beau de la demoiselle de l’avant-scène. J’en fus impatienté, puis troublé, puis bouleversé, au point que je perdis la tête, et que je me laissai aller à un mouvement brutal pour faire cesser le charme funeste qui enchaînait toutes mes facultés, et me paralysait au moment le plus énergique et le plus important de mon rôle. Il faut que Votre Seigneurie me pardonne une folie ; je crois au magnétisme, surtout les jours où je suis malade et où mon cerveau est faible comme mes jambes. Je m’imaginai que la demoiselle de l’avant-scène avait sur moi une influence pernicieuse ; et, durant la cruelle maladie qui s’empara de moi le lendemain de ma faute, je vous avouerai qu’elle m’apparut souvent dans mon délire ; mais toujours altière, toujours menaçante, et me promettant que je paierais cher le blasphème qui m’était échappé. Telle est, signora, la première partie de mon histoire. »

Je préparais mon bouclier pour recevoir une bordée d’épigrammes, en manière de commentaires, sur ce récit bizarre et, quoique vrai, très-invraisemblable, il faut l’avouer. Mais la jeune Grimani, me regardant avec une douceur que je ne soupçonnais pas pouvoir s’allier avec le caractère de sa beauté, me dit, en se penchant un peu sur le bras de son fauteuil : « En effet, seigneur Lélio, votre visage atteste de vives souffrances ; et, s’il faut tout vous avouer, lorsque je vous ai reconnu hier, je me suis dit que je vous avais bien mal regardé sur la scène ; car vous me paraissiez alors plus jeune de dix ans ; et aujourd’hui je ne vous trouve pas plus âgé que vous ne m’aviez semblé au théâtre ; seulement je vous trouve l’air malade, et je suis bien affligée d’avoir été un sujet d’irritation pour vous… »