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LA DERNIÈRE ALDINI.

sieur… Le connaissez-vous, Monsieur ? ajouta-t-elle en se tournant vers moi. — Je le connais beaucoup, signora, répondis-je d’un ton acerbe ; c’est un très-beau garçon, un très-grand comédien, un admirable chanteur, un causeur très-spirituel, un aventurier hardi et facétieux, et de plus intrépide duelliste, ce qui ne gâte rien. »

La signora regarda son cousin, et me regarda ensuite d’un air insouciant comme pour me dire : « Peu m’importe. » Puis elle éclata de nouveau d’un rire inextinguible, qui n’avait rien de naturel et qui ne se communiqua ni au cousin ni à moi. Je me remis à poursuivre la dominante sur le clavier, et le signor Ettore piétina avec impatience, et fit crier ses bottes neuves sur le parquet, comme un homme fort mécontent de la conversation qui s’établissait si cavalièrement entre un ouvrier de mon espèce et sa noble fiancée.

« Ah çà ! mon cousin, n’allez pas croire ce que monsieur vous dit de Lélio, reprit brusquement la signora en interrompant son rire convulsif. Quant à la grande beauté du personnage, je n’y saurais contredire : car je ne l’ai pas regardé ; et d’ailleurs, sous le fard, sous les faux cheveux et les fausses moustaches, un acteur peut toujours sembler jeune et beau. Mais quant à être un admirable chanteur et un bon comédien, je le nie. Il chante faux d’abord, et ensuite il joue détestablement. Sa déclamation est emphatique, son geste vulgaire, l’expression de ses traits guindée. Quand il pleure, il grimace ; quand il menace, il hurle ; quand il est majestueux, il est ennuyeux ; et, dans ses meilleurs moments c’est-à-dire lorsqu’il se tient coi et ne dit mot, on peut lui appliquer le refrain de la chanson :

Brutto è quanto stupido.

Je suis fâchée de n’être pas de l’avis de monsieur ; mais je suis de l’avis du public, moi ! Ce n’est pas ma faute si Lélio n’a pas eu le moindre succès à San-Carlo, et je ne vous conseille pas, mon cousin, de faire le voyage de Naples pour le voir. »

Ayant reçu cette cinglante leçon, je faillis un instant perdre la tête et chercher querelle au cousin pour punir la signora ; mais le digne garçon ne m’en laissa pas le temps. « Voilà bien les femmes ! s’écria-t-il, et surtout voilà bien vos inconcevables caprices, ma cousine ! Il n’y a pas plus de trois jours, vous me disiez que Lélio était le plus bel acteur et le plus inimitable chanteur de toute l’Italie. Sans doute, vous me direz demain le contraire de ce que vous dites aujourd’hui, sauf à revenir après-demain… — Demain et après, et tous les jours de ma vie, cher cousin, interrompit précipitamment la signora, je dirai que vous êtes un fou et Lélio un sot. — Brava, signora, reprit le cousin à demi-voix en lui offrant son bras pour sortir du salon ; on est un fou quand on vous aime et un sot quand on vous déplaît. — Avant que Vos Seigneuries se retirent, dis-je alors sans trahir la moindre émotion, je leur ferai observer que ce piano est en trop mauvais état pour que je puisse le réparer entièrement aujourd’hui. Je suis forcé de me retirer ; mais, si Vos Seigneuries le désirent, je reviendrai demain. — Certainement, Monsieur, répondit le cousin avec une courtoisie protectrice et se retournant à demi vers moi ; vous nous obligerez si vous revenez demain. » La Grimani, l’arrêtant d’un geste brusque et vigoureux, le força de se retourner tout à fait, resta immobile appuyée sur son bras, et me toisant d’un air de défi : « Monsieur reviendra demain ? dit-elle en me voyant fermer le piano et prendre mon chapeau. — Je n’y manquerai certainement pas, » répondis-je en la saluant jusqu’à terre. Elle continua à tenir son cousin immobile à l’entrée de la salle, jusqu’à ce que, forcé de passer devant eux pour me retirer, je les saluai de nouveau en regardant cette fois ma Bradamante avec une assurance digne de la lutte qui s’engageait. Une étincelle de courage jaillit de son regard. J’y lus clairement que mon audace ne lui déplaisait pas, et que la lice ne me serait pas fermée.

Aussi je fus à mon poste le lendemain avant midi, et je trouvai l’héroïne au sien, assise au piano et frappant les touches muettes ou grinçantes avec une impassibilité admirable, comme si elle eût voulu me prouver par cette diabolique symphonie la haine et le mépris qu’elle avait pour la musique.

J’entrai avec calme et la saluai avec autant de respectueuse indifférence que si j’eusse été en effet l’accordeur de piano. Je posai trivialement mon chapeau sur une chaise, j’ôtai péniblement mes gants, imitant la gaucherie d’un homme qui n’est pas habitué à en porter. Je tirai de ma poche une boîte de sapin remplie de bobines de laiton, et je commençai à en dérouler la longueur d’une corde, le tout avec gravité et simplicité. La signora allait toujours battant d’une manière impitoyable le malheureux piano, qui ne rendait plus que des sons à faire fuir les barbares les plus endurcis. Je vis alors qu’elle se divertissait à le fausser et à le briser de plus en plus, afin de me donner de la besogne, et je trouvai dans cette espièglerie plus de coquetterie que de méchanceté ; car elle paraissait assez disposée à me tenir compagnie. Alors je lui dis du plus grand sérieux : « Votre Seigneurie trouve-t-elle que le piano commence à être d’accord ? — J’en trouve l’harmonie satisfaisante, répondit-elle en se pinçant la lèvre pour ne pas rire, et les sons qu’il rend sont extrêmement agréables. — C’est un bel instrument, repris-je. — Et en très-bon état, ajouta-t-elle. — Votre Seigneurie a un très-beau talent sur le piano. — Comme vous voyez. — Voilà une valse charmante et très-bien exécutée. — N’est-ce pas ? comment ne jouerait-on pas bien sur un instrument aussi bien accordé ? Vous aimez la musique, Monsieur ? — Peu, signora ; mais celle que vous faites me va à l’âme. — En ce cas, je vais continuer. Et elle écorcha avec un sourire féroce un des airs de bravura qu’elle m’avait entendu chanter avec le plus de succès au théâtre.

« Monsieur votre cousin se porte bien ? lui dis-je, lorsqu’elle eut fini. — Il est à la chasse. — Votre Seigneurie aime le gibier ? — Je l’aime démesurément. Et vous, Monsieur ? – Je l’aime sincèrement et profondément. — Lequel aimez-vous mieux, du gibier ou de la musique ? — J’aime la musique à table ; mais dans ce moment-ci j’aimerais mieux du gibier. »

Elle se leva et sonna. À l’instant même un laquais parut comme s’il eût été une pièce de mécanique obéissant au ressort de la sonnette. « Apportez ici le pâté de gibier que j’ai vu ce matin dans l’office, » dit la signora, et deux minutes après le domestique reparut avec un pâté colossal, qu’à un signe de sa maîtresse il posa majestueusement sur le piano. Un grand plateau, couvert de vaisselle et de tout l’attirail nécessaire à la réfection des êtres civilisés, vint se placer comme par enchantement à l’autre bout de l’instrument, et la signora, d’une main forte et légère, brisa le rempart de croûte appétissante et fit une large brèche à la forteresse.

« Voilà une conquête à laquelle nos seigneurs les Français n’auront point de part, » dit-elle en s’emparant d’une perdrix qu’elle mit sur une assiette du Japon, et qu’elle alla dévorer à l’autre bout de la chambre, accroupie sur un coussin de velours à glands d’or.

Je la regardais avec étonnement, ne sachant pas trop si elle était folle ou si elle voulait me mystifier. « Vous ne mangez pas ? me dit-elle sans se déranger. — Votre Seigneurie ne me l’a pas commandé, répondis-je. — Oh ! ne vous gênez pas, » dit-elle en continuant à manger à belles dents.

Ce pâté avait une si bonne mine et un si bon fumet, que j’écoutai les conseils philosophiques de la raison positive. J’attirai une autre perdrix dans une autre assiette du Japon, que je posai sur le clavier du piano et que je me mis à dévorer de mon côté avec autant de zèle que la signora.

Si ce château n’est pas celui de la Belle au bois dormant, pensai-je, et que cette maligne fée n’en soit pas le seul être animé, il est évident que nous allons voir arriver un oncle, un père, ou une tante, ou une gouvernante, ou quelque chose qui soit censé, aux yeux des bonnes gens, servir de chaperon à cette tête indomptée. En cas d’une apparition de ce genre, je voudrais bien savoir jus-