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LE PICCININO.

mée, sur une de ses faces, par un vitrage sur lequel un rideau retombait à l’extérieur. Cette pièce, qui n’avait rien de remarquable, était éclairée de plusieurs bougies, circonstance qui étonna légèrement Michel. Pier-Angelo, qui s’en aperçut, lui dit que c’était un endroit où la première femme de chambre de la princesse venait présider, le soir, à la collation que l’on préparait pour sa maîtresse. Puis il se mit, sans façon, à ouvrir les armoires et à en tirer des confitures, des viandes froides, du vin, des fruits, et mille friandises qu’il plaça pêle-mêle sur la table, en riant à chaque découverte qu’il faisait dans ces inépuisables buffets, le tout à la grande stupéfaction de Michel, qui ne reconnaissait point là la discrétion et la fierté habituelles de son père.

V.

LE CASINO.

« Eh bien, dit Pier-Angelo, tu ne m’aides point ? Tu te laisses servir par ton père et tu restes les bras croisés ? Au moins, tu vas te donner la peine de boire et de manger toi-même ?

― Pardon, cher père, vous me paraissez faire les honneurs de la maison avec une aisance que j’admire, mais que je n’oserais pas imiter. Il me semble que vous êtes ici comme chez vous.

― J’y suis mieux que chez moi, répondit Pierre en mordant une aile de volaille et en présentant l’autre aile à son fils. Ne compte pas que je te ferai faire souvent de pareils soupers. Mais profite de celui-ci sans mauvaise honte ; je t’ai dit que le majordome m’y avait autorisé.

― Le majordome n’est qu’un premier domestique qui gaspille comme les autres, et qui invite ses amis à prendre ses aises aux frais de sa patronne. Pardon, mon père, mais ce souper me répugne ; tout mon appétit s’en va, à l’idée que nous volons le souper de la princesse ; car ces assiettes du Japon chargées de mets succulents n’étaient pas destinées pour notre bouche, ni même pour celle de monsieur le majordome.

― Eh bien, s’il faut te le dire, c’est vrai ; mais c’est la princesse elle-même qui m’a commandé de manger son souper, parce qu’elle n’a pas faim ce soir et qu’elle a supposé que tu aurais quelque répugnance à souper avec ses gens.

― Voilà une princesse d’une étrange bonté, dit Michel, et d’une exquise délicatesse à mon égard ! J’avoue que je n’aimerais pas à manger avec ses laquais. Pourtant, mon père, si vous le faites, si c’est l’habitude de la maison et une nécessité de ma position nouvelle, je ne serai pas plus délicat que vous, je m’y accoutumerai. Mais comment cette princesse a-t-elle songé à m’épargner, pour ce soir, ce petit désagrément ?

― C’est que je lui ai parlé de toi. Comme elle s’intéresse à moi particulièrement, elle m’a fait beaucoup de questions sur ton compte, et, en apprenant que tu étais un artiste, elle m’a déclaré qu’elle te traiterait en artiste, qu’elle te trouverait dans sa maison une besogne d’artiste, enfin qu’on y aurait pour toi tous les égards que tu pourrais souhaiter.

― C’est là une dame bien libérale et bien généreuse, reprit Michel en soupirant, mais je n’abuserai pas de sa bonté. Je rougirais d’être traité comme un artiste, à côté de mon père l’artisan. Non, non, je suis artisan moi-même, rien de plus et rien de moins. Je veux être traité comme mes pareils, et, si je mange ici ce soir, je veux manger demain où mangera mon père.

― C’est bien, Michel ; ce sont là de nobles sentiments. À ta santé ! Ce vin de Syracuse me donne du cœur et me fait paraître le cardinal aussi peu redoutable qu’une momie ! Mais que regardes-tu ainsi ?

― Il me semble voir ce rideau s’agiter à chaque instant derrière le vitrage. Il y a là certainement quelque domestique curieux qui nous voit de mauvais œil manger un si bon souper à sa place. Ah ! ce sera désagréable d’avoir des relations de tous les instants avec ces gens-là ! Il faut les ménager, sans doute, car ils peuvent nous desservir auprès de leurs maîtres et priver d’une bonne pratique un honnête ouvrier qui leur déplaît.

― C’est vrai, en général, mais ici ce n’est point à craindre ; j’ai la confiance de la princesse ; je traite avec elle directement et sans recevoir d’ordres du majordome. Et puis, elle n’est servie que par d’honnêtes gens. Allons, mange tranquille et ne regarde pas toujours ce rideau agité par le vent.

― Je vous assure, mon père, que ce n’est pas le vent, à moins que Zéphyre n’ait une jolie petite main blanche avec un diamant au doigt.

― En ce cas, c’est la première femme de chambre de la princesse. Elle m’aura entendu dire à sa maîtresse que tu étais un joli garçon, et elle est curieuse de te voir. Place-toi bien de ce côté, afin qu’elle puisse satisfaire sa fantaisie.

― Mon père, je suis plus pressé d’aller voir Mila que d’être vu par madame la première femme de chambre de céans. Me voilà rassasié, partons.

― Je ne partirai pas sans avoir encore une fois demandé du cœur et des jambes à ce bon vin. Trinque avec moi de nouveau, Michel ! je suis si heureux de me trouver avec toi, que je me griserais si j’en avais le temps !

― Moi aussi, mon père, je suis heureux ; mais je le serai encore plus quand nous serons chez nous auprès de ma sœur. Je ne me sens pas aussi à l’aise que vous dans ce palais mystérieux : il me semble que j’y suis épié, ou que j’y effraie quelqu’un. Il y a ici un silence et un isolement qui ne me semblent pas naturels. On n’y marche pas, on ne s’y montre pas comme ailleurs. Nous y sommes furtivement, et c’est furtivement aussi qu’on nous y observe. Partout ailleurs je casserais une vitre pour regarder ce qu’il y a derrière ce rideau… et tout à l’heure, dans la galerie, j’ai eu une émotion terrible : j’ai été réveillé par un cri tel que je n’en ai jamais entendu de pareil.

― Un cri, vraiment ? comment se fait-il qu’étant peu éloigné, dans cette partie du palais, je n’aie rien entendu ? Tu auras rêvé !

― Non ! non ! je l’ai entendu deux fois ; un cri faible, il est vrai, mais si nerveux et si étrange que le cœur me bat quand j’y songe.

― Ah ! voilà bien ton esprit romanesque ! À la bonne heure, Michel, je te reconnais ; cela me fait plaisir, car je craignais que tu ne fusses devenu trop raisonnable. Cependant je suis fâché pour ton aventure d’être forcé de te dire ce que j’en pense : c’est que la première femme de chambre de Son Altesse aura vu une araignée ou une souris, en passant dans un des couloirs qui longent le plafond de la grande galerie de peinture. Toutes les fois qu’elle voit une de ces bestioles, elle fait des cris affreux, et je me permets de me moquer d’elle. »

Cette explication prosaïque contraria un peu le jeune artiste. Il entraîna son père, qui penchait à s’oublier à l’endroit du vin de Syracuse, et, une demi-heure après, il était dans les bras de sa sœur.

Dès le lendemain, Michel-Ange Lavoratori était installé avec son père au palais de Palmarosa, pour y travailler assidûment le reste de la semaine. Il s’agissait de décorer une immense salle de bal construite en bois et en toile pour la circonstance, attenant au péristyle de cette belle villa, et ouvrant de tous côtés sur les jardins. Voici à propos de quoi la princesse, ordinairement très-retirée du monde, donnait cette fête splendide, à laquelle devaient prendre part tous les riches et nobles habitants de Catane et des villas environnantes.

Tous les ans, la haute société de cette contrée se réunissait pour donner un bal par souscription au profit des pauvres, et chaque personnage, propriétaire d’un vaste local, soit à la ville, soit à la campagne, prêtait son palais et faisait même une partie des frais de la fête quand sa fortune le lui permettait.

Quoique la princesse fût fort charitable, son goût pour la retraite lui avait fait différer d’offrir son palais ; mais enfin son tour était venu ; elle avait pris magnifiquement son parti en se chargeant de tous les frais du bal, tant pour le décor de la salle que pour le souper, la mu-