Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/166

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
17
LA DERNIÈRE ALDINI.

le combattît, je vis qu’elle recevait un grand allégement ; le bonheur pouvait revenir habiter cette âme tendre et bienfaisante. La douce frivolité, qui faisait le fond de son caractère, reparaîtrait à la surface avec le premier amant qui saurait mettre de son côté le confesseur, les valets et le monde. Une grande passion l’eût brisée ; une suite d’affections faciles et une multitude de petits dévouements devaient la faire vivre dans son élément naturel.



Le brave homme dormait. (Page 18.)

Je la forçai de convenir de tout ce que j’avais deviné. Elle ne s’était jamais beaucoup étudiée elle-même, et pratiquait une grande sincérité. Si l’héroïsme n’était pas en elle, du moins la prétention à l’héroïsme, et l’exigence altière qui en est la suite, n’y étaient pas non plus. Elle approuva ma résolution, mais en pleurant et en s’effrayant des regrets que j’allais lui laisser ; car elle m’aimait encore, je n’en doute pas, de toute la puissance de son être.

Elle voulait s’inquiéter et s’occuper de ce que je deviendrais. Je ne le lui permis pas. La manière haute et brusque dont je l’interrompis lorsqu’elle parla d’offres de services lui ferma la bouche une fois pour toutes à cet égard. Je ne voulus même pas emporter les habits qu’elle m’avait fait faire. J’allai acheter, la veille de mon départ, un costume complet de marinier chioggiote, tout neuf, mais des plus grossiers, et je reparus ainsi devant elle pour la dernière fois.

Elle m’avait prié de venir à minuit, afin qu’elle pût me faire ses adieux sans témoins. Je lui sus gré de la tendresse familière avec laquelle elle m’embrassa. Il n’y avait peut-être pas, dans tout Venise, une seconde femme du monde assez sincère et assez sympathique pour vouloir renouveler cette assurance de son amour à un homme vêtu comme je l’étais. Des larmes coulèrent de ses yeux lorsqu’elle passa ses petites mains blanches sur la rude étoffe de ma cape bége doublée d’écarlate ; puis elle sourit, et, relevant le capuchon sur ma tête, elle me regarda avec amour et s’écria qu’elle ne m’avait jamais vu si beau, et qu’elle avait eu bien tort de me faire habiller autrement. L’effusion et la sincérité des remerciements que je lui adressai, les serments que je lui fis de lui être dévoué jusqu’à la mort et de ne jamais songer à elle que pour la bénir et la recommander à Dieu, la touchèrent beaucoup. Elle n’était pas habituée à être quittée ainsi.