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LA DERNIÈRE ALDINI.

petite entrait dans des accès de désespoir qui faisaient craindre pour sa vie ou pour sa raison.

Un jour, elle s’évanouit dans mes bras, parce que Mandola, qui portait sa mère, glissa sur une des marches du perron et tomba avec elle. La signora se blessa légèrement, et depuis cet instant ne voulut plus se fier à l’adresse du bon hercule lombard. Elle me demanda si j’aurais la force de remplir cet office. J’étais alors dans toute ma vigueur, et je lui répondis que je porterais bien quatre femmes comme elle et huit enfants comme le sien. Dès lors je la portai toujours ; car, jusqu’à l’époque où je la quittai, ses forces ne revinrent pas.

Bientôt arriva le moment où la signora me sembla moins légère et l’escalier plus difficile à monter. Ce n’était pas elle qui augmentait le volume, c’était moi qui perdais mes forces au moment de l’entourer de mes bras. Je n’y comprenais rien d’abord, et puis ensuite je m’en fis de grands reproches ; mais mon émotion était insurmontable. Cette taille souple et voluptueuse qui s’abandonnait à moi, cette tête charmante qui se penchait vers mon visage, ce bras d’albâtre qui entourait mon cou nu et brûlant, cette chevelure embaumée qui se mêlait à la mienne, c’en était trop pour un garçon de dix-sept ans. Il était impossible qu’elle ne sentît pas les battements précipités de mon coeur, et qu’elle ne vît pas dans mes yeux le trouble qu’elle jetait dans mes sens. « Je te fatigue, » me disait-elle quelquefois d’un air mourant. Je ne pouvais pas répondre à cette languissante ironie ; ma tête s’égarait et j’étais forcé de m’enfuir aussitôt que je l’avais déposée sur son fauteuil. Un jour, Salomé ne se trouva pas, comme de coutume, dans le cabinet pour la recevoir. J’eus quelque peine à arranger les coussins pour l’asseoir commodément. Mes bras s’enlaçaient autour d’elle ; je me trouvai à ses pieds, et ma tête mourante se pencha sur ses genoux. Ses doigts étaient passés dans mes cheveux. Un frémissement subit de cette main me révéla ce que j’ignorais encore. Je n’étais pas le seul ému, je n’étais pas le seul prêt à succomber. Il n’y avait plus entre nous ni serviteur, ni patronne, ni barcarole, ni signora ; il y avait un jeune homme et une jeune femme amoureux l’un de l’autre. Un éclair traversa mon âme et jaillit de mes yeux. Elle me repoussa vivement, et s’écria voix étouffée : Va-t’en ! J’obéis, mais en triomphateur. Ce n’était plus le valet qui recevait un ordre : c’était l’amant qui faisait, un sacrifice.

Un désir aveugle s’empara dès lors de tout mon être. Je ne fis aucune réflexion ; je ne sentis ni crainte, ni scrupule, ni doute ; je n’avais qu’une idée fixe, c’était de me trouver seul avec Bianca. Mais cela était plus difficile que sa position indépendante ne devait le faire présumer. Il semblait que Salomé devinât le péril et se fût imposé la lâche d’en préserver sa maîtresse. Elle ne la quittait jamais, si ce n’est le soir, lorsque la petite Alezia voulait se coucher à l’heure où sa mère allait à la promenade. Alors Mandola était l’inévitable témoin qui nous suivait sur les lagunes. Je voyais bien, aux regards et à l’inquiétude de la signora, qu’elle ne pouvait s’empêcher de désirer un tête-à-tête avec moi ; mais elle était trop faible de caractère, soit pour le provoquer, soit pour l’éviter. Je ne manquais pas de hardiesse et de résolution ; mais pour rien au monde je n’eusse voulu la compromettre, et d’ailleurs, tant que je n’étais pas vainqueur dans cette situation délicate, mon rôle pouvait être souverainement ridicule et même méprisable aux yeux des autres serviteurs de la signora.

Heureusement, le candide Mandola, qui n’était pas dépourvu de pénétration, avait pour moi une amitié qui ne s’est jamais démentie. Je ne serais pas étonné, quoiqu’il ne m’ait jamais donné le droit de l’affirmer, que, sous cette rude écorce, l’amour n’eût fait quelquefois tressaillir un cœur tendre lorsqu’il portait la signora dans ses bras. C’était d’ailleurs une grande imprudence à une jeune femme de livrer, comme elle l’avait fait, le secret et presque le spectacle de ses amours à deux hommes de notre âge, et il était bien impossible que nous fussions témoins, depuis deux ans, du bonheur d’autrui, sans avoir conçu, l’un et l’autre, quelque tentation importune. Quoi qu’il en soit, j’ai peine à croire que Mandola eût deviné si bien ce qui se passait en moi, si quelque chose d’analogue ne se fût passé en lui-même. Un soir qu’il me voyait absorbé, assis à la proue de la gondole et la tête cachée dans les deux mains, en attendant que la signora nous fît avertir, il me dit seulement ces mots : Nello ! Nello !!! mais d’un ton qui me sembla renfermer tant de sens, que je levai la tête et le regardai avec une sorte d’épouvante, comme si mon sort eût été dans ses mains. Il étouffa une sorte de soupir en ajoutant le dicton populaire : Sara quel che sara !

« Que veux-tu dire ? m’écriai-je en me levant et en lui saisissant le bras. — Nello ! Nello !… » répéta-t-il en secouant la tête. On vint m’avertir en ce moment de monter pour transporter la signora dans la gondole ; mais le regard expressif de Mandola me suivit sur le perron et me jeta dans une émotion singulière.

Ce jour même, Mandola demanda à madame Aldini la permission de s’absenter pendant une semaine pour aller voir son père malade. Bianca parut effrayée et surprise de cette demande ; mais elle l’accorda aussitôt, en ajoutant : « Mais qui donc conduira ma gondole ? — Nello, répondit Mandola en me regardant avec attention. — Mais il ne sait pas voguer[1] seul, reprit la signora… Allons, rentrez-moi, nous chercherons demain un remplaçant provisoire. Va voir ton père, et soigne-le bien ; je prierai pour lui. »

Le lendemain, la signora me fit appeler et me demanda si je m’étais enquis d’un barcarolle. Je ne répondis que par un sourire audacieux. La signora devint pâle, et me dit d’une voix tremblante : « Vous y songerez demain, je ne sortirai pas aujourd’hui. »

Je compris ma faute ; mais la signora avait montré plus de peur que de colère, et mon espoir accrut mon insolence. Vers le soir, je vins lui demander s’il fallait faire avancer la gondole au perron. Elle me répondit d’un ton froid : « Je vous ai dit ce matin que je ne sortirai pas. » Je ne perdis pas courage. « Le temps a changé, signora, repris-je ; le vent souffle de sirocco. Il fait beau pour vous, ce soir. » Elle tourna vers moi un regard accablant, en disant : « Je ne t’ai pas demandé le temps qu’il fait. Depuis quand me donnes-tu des conseils ? » La lutte était engagée, je ne reculai point. « Depuis que vous semblez vouloir vous laisser mourir, » répondis-je avec véhémence. Elle parut céder à une force magnétique ; car elle pencha sa tête languissamment sur sa main, et me dit d’une voix éteinte de faire avancer la gondole.

Je l’y transportai. Salomé voulut la suivre. Je pris sur moi de lui dire d’un ton absolu que sa maîtresse lui commandait de rester près de la signora Alezia. Je vis la signora rougir et pâlir, tandis que je prenais la rame et que je repoussais avec empressement le perron de marbre qui bientôt sembla fuir derrière nous.

Quand je me vis seulement à quelques brasses de distance du palais, il me sembla que je venais de conquérir le monde et que, les importuns écartés, ma victoire était assurée. Je ramai con furore jusqu’au milieu des lagunes sans me détourner, sans dire un seul mot, sans reprendre haleine. J’avais bien plutôt l’air d’un amant qui enlève sa maîtresse que d’un gondolier qui conduit sa patronne. Quand nous fûmes sans témoins, je jetai ma rame, et laissai la barque s’en aller à la dérive ; mais, là, tout mon courage m’abandonna ; il me fut impossible de parler à la signora, je n’osai même pas la regarder. Elle ne me donna aucun encouragement, et je la ramenai au palais, assez mortifié d’avoir repris le métier de barcarole sans avoir obtenu la récompense que j’espérais.

Salomé me montra de l’humeur et m’humilia plusieurs fois, en m’accusant d’avoir l’air brusque et préoccupé. Je ne pouvais dire une parole à la signora sans que la camériste me reprit, prétendant que je ne m’exprimais pas d’une manière respectueuse. La signora, qui prenait toujours ma défense, ne parut pas seulement s’apercevoir, ce soir-là, des mortifications qu’on me faisait éprouver. J’étais outré. Pour la première fois, je rougissais

  1. Ramer, vogar.