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LA DERNIÈRE ALDINI.

goutte de vin. L’abbé lui répondit par un soupir, Beppa lui serra la main et, après quelques instants d’un silence mélancolique, Lélio, pressé de remplir sa promesse, commença son récit en ces termes :

« Je suis, vous le savez, fils d’un pêcheur de Chioggia. Presque tous les habitants de cette rive ont le thorax bien développé et la voix forte. Ils l’auraient belle, s’il ne l’enrouaient de bonne heure à lutter sur leurs barques contre les bruits de la mer et des vents, à boire et à fumer immodérément pour conjurer le sommeil et la fatigue. C’est une belle race que nos Chioggiotes. On dit qu’un grand peintre français Leopoldo Roberto, est maintenant occupé à illustrer le type de leur beauté dans un tableau qu’il ne laisse voir à personne.

Quoique je sois d’une complexion assez robuste, comme vous voyez, mon père, en me comparant à mes frères, me jugea si frêle et si chétif, qu’il ne voulut m’enseigner ni à jeter le filet, ni à diriger la chaloupe et le chasse-marée. Il me montra seulement le maniement de la rame à deux mains, le voguer de la barquette, et il m’envoya gagner ma vie à Venise en qualité d’aide-gondolier de place. Ce fut une grande douleur et une grande humiliation pour moi que d’entrer ainsi en servage, de quitter la maison paternelle, le rivage de la mer, l’honorable et périlleuse profession de mes pères. Mais j’avais une belle voix, je savais bon nombre de fragments le l’Arioste et du Tasse. Je pouvais faire un agréable gondolier, et gagner, avec le temps et la patience, cinquante francs par mois au service des amateurs et des étrangers.

Vous ne savez pas, Zorzi, dit Lélio en s’interrompant et en se tournant vers moi, comment se développent chez nous, gens du peuple, le goût et le sentiment de la musique et de la poésie. Nous avions alors et nous avons encore (bien que cet usage menace de se perdre) nos trouvères et nos bardes, que nous appelons cupidons ; rapsodes voyageurs, ils nous apportent des provinces centrales les notions incorrectes de la langue-mère, altérée, je ferais mieux de dire enrichie, de tout le génie des dialectes du nord et du midi. Hommes du peuple comme nous, doués à la fois de mémoire et d’imagination, ils ne se gênent nullement pour mêler leurs improvisations bizarres aux créations des poëtes. Prenant et laissant toujours sur leur passage quelque locution nouvelle, ils embellissent et leur langage et le texte de leurs auteurs d’une incroyable confusion d’idiomes. On pourrait les appeler les conservateurs de l’instabilité du langage dans les provinces frontières et sur tout le littoral. Notre ignorance accepte sans appel les décisions de cette académie ambulante ; et vous avez eu souvent l’occasion d’admirer tantôt l’énergie, tantôt le grotesque de l’italien de nos poëtes, dans la bouche des chanteurs des lagunes.

C’est le dimanches à midi, sur la place publique de Chioggia, après la grand’messe, ou le soir dans les cabarets de la côte, que ces rapsodes charment, par leurs récitatifs entrecoupés de chant et de déclamation, un auditoire nombreux et passionné. Le cupido est ordinairement debout sur une table et joue de temps en temps une ritournelle ou un finale de sa façon sur un instrument quelconque, celui-ci sur la cornemuse calabroise, celui-là sur la vielle bergamasque, d’autres sur le violon, la flûte ou la guitare. Le peuple chioggiote, en apparence flegmatique et froid, écoute d’abord en fumant d’un air impassible et presque dédaigneux ; mais aux grands coups de lance des héros de l’Arioste, à la mort des paladins, aux aventures des demoiselles délivrées et des géants pourfendus, l’auditoire s’éveille, s’anime, s’écrie et se passionne si bien, que les verres et les pipes volent en éclats, les tables et les siéges sont brisés, et souvent le cupido, prêt à devenir victime de l’enthousiasme excité par lui, est forcé de s’enfuir, tandis que les dilettanti se répandent dans la campagne à la poursuite d’un ravisseur imaginaire aux cris d’amazza ! amazza ! tue le monstre ! tue le coquin ! à mort le brigand ! bravo, Astolphe ! courage, bon compagnon ! avance ! avance ! tue ! tue ! C’est ainsi que les Chioggiotes, ivres de fumée de tabac, de vin et de poésie, remontent sur leurs barques et déclament aux flots et aux vents les fragments rompus de ces épopées délirantes.

J’étais le moins bruyant et le plus attentif de ces dilettanti. Comme j’étais fort assidu aux séances, et que j’en sortais toujours silencieux et pensif, mes parents en concluaient que j’étais un enfant docile et borné, à la fois désireux et incapable d’apprendre les beaux-arts. On trouvait ma voix agréable ; mais, comme j’avais en moi le sentiment d’une accentuation plus pure et d’une déclamation moins forcenée que celle des cupidons et de leurs imitateurs, on décréta que j’étais, comme chanteur aussi bien que comme barcarole, bon pour la ville, retournant ainsi votre locution française à propos de choses de peu de valeur, — bon pour la campagne.

Je vous ai promis le récit de deux épisodes, et non celui de ma vie ; je ne vous dirai donc pas le détail de toutes les souffrances par lesquelles je passai pour arriver, moyennant le régime du riz à l’eau et des coups de rame sur les épaules, à l’âge de quinze ans et à un très-médiocre talent de gondolier. Le seul plaisir que j’eusse, c’était celui d’entendre passer les sérénades ; et, quand j’avais un instant de loisir, je m’échappais pour chercher et suivre les musiciens dans tous les coins de la ville. Ce plaisir était si vif que, s’il ne m’empêchait point de regretter la maison paternelle, il m’eût empêché du moins d’y retourner. Du reste, ma passion pour la musique était à l’état de goût sympathique, et non de penchant personnel ; car ma voix était en pleine mue, et me semblait si désagréable, lorsque j’en faisais le timide essai, que je ne concevais pas d’autre avenir que celui de battre l’eau des lagunes, toute ma vie, au service du premier venu.

Mon maître et moi occupions souvent le traguetto, ou station de gondoles, sur le grand canal, au palais Aldini, vers l’image de saint Zandegola (contraction patoise du nom de San-Giovanni Decollato). En attendant la pratique, mon patron dormait, et j’étais chargé de guetter les passants pour leur offrir le service de nos rames. Ces heures, souvent pénibles dans les jours brûlants de l’été, étaient délicieuses pour moi au pied du palais Aldini, grâce à une magnifique voix de femme accompagnée par la harpe, dont les sons arrivaient distinctement jusqu’à moi. La fenêtre par laquelle s’échappaient ces sons divins était située au-dessus de ma tête, et le balcon avancé me servait d’abri contre la chaleur du jour. Ce petit coin était mon Éden, et je n’y repasse jamais sans que mon cœur tressaille au souvenir de ces modestes délices de mon adolescence. Une tendine de soie ombrageait alors le carré de balustrade de marbre blanc, brunie par les siècles et enlacée de liserons et de plantes pariétaires soigneusement cultivées par la belle hôtesse de cette riche demeure ; car elle était belle ; je l’avais entrevue quelquefois au balcon, et j’avais entendu dire aux autres gondoliers que c’était la femme la plus aimable et la plus courtisée de Venise. J’étais assez peu sensible à sa beauté, quoiqu’à Venise les gens du peuple aient des yeux pour les femmes du plus haut rang, et réciproquement, à ce qu’on assure. Pour moi, j’étais tout oreilles ; et, quand je la voyais paraître, mon cœur battait de joie, parce que sa présence me donnait l’espoir de l’entendre bientôt chanter.

J’avais entendu dire aussi aux gondoliers du traguet que l’instrument dont elle s’accompagnait était une harpe ; mais leurs descriptions étaient si confuses qu’il m’était impossible de me faire une idée nette de cet instrument. Ses accords me ravissaient, et c’est lui que je brûlais du désir de voir. Je m’en faisais un portrait fantastique ; car on m’avait dit qu’il était tout d’or pur, plus grand que moi, et mon patron Masino en avait vu un qui était terminé par le buste d’une belle femme qu’on aurait dit prête à s’envoler, car elle avait des ailes. Je voyais donc la harpe dans mes rêves, tantôt sous la figure d’une sirène, et tantôt sous celle d’un oiseau ; quelquefois je croyais voir passer une belle barque pavoisée, dont les cordages de soie rendaient des sons harmonieux. Une fois je rêvai que je trouvais une harpe au milieu des roseaux et des algues ; mais au moment où j’écartais les herbes humides pour la saisir, je fus éveillé en sursaut, et ne pus jamais retrouver le souvenir distinct de sa forme.