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LE PICCININO.

Michel était résolu plutôt que tranquille. Il savait bien qu’il était entraîné par un fanatique au secours d’un homme peut-être aussi dangereux qu’utile à la cause du bien. Il savait qu’il y risquait lui-même une existence plus heureuse et plus large que celle de ses compagnons ; mais il n’hésitait pas à faire acte de virilité dans une pareille circonstance. Le Piccinino était son frère, et quoiqu’il n’éprouvât pour lui qu’une sympathie mêlée de défiance et de tristesse, il comprenait son devoir. Peut-être aussi était-il devenu déjà assez prince pour ne pas supporter l’idée que le fils de son père pût périr au bout d’une corde, avec une sentence d’infamie clouée à la potence. Son cœur se serrait pourtant à l’idée des douleurs de sa mère s’il succombait à une si téméraire entreprise ; mais il se défendait de toute faiblesse humaine et marchait comme le vent, comme s’il eût espéré combler, par l’oubli, la distance qu’il se hâtait de mettre entre Agathe et lui.

Le couvent n’était nullement soupçonné ou surveillé, puisque le Piccinino n’y était point, et que la police du Val savait très-bien qu’il avait passé le Garreta pour s’enfoncer dans l’intérieur de l’île. Fra-Angelo avait supposé des dangers voisins pour empêcher la princesse de croire à des dangers éloignés plus réels.

Il fit entrer ses jeunes compagnons dans sa cellule et les aida à se travestir en moines. Ils se répartirent l’argent, le nerf de la guerre, comme disait Fra-Angelo, afin qu’un seul ne fût pas gêné par le poids des espèces. Ils cachèrent sous leurs frocs des armes bien éprouvées, de la poudre et des balles. Leur déguisement et leur équipement prirent quelque temps ; et là, Fra-Angelo qui était préservé par une ancienne expérience des dangers de la précipitation, examina tout avec un sang-froid minutieux. En effet, la liberté de leurs mouvements et de leurs actions reposait tout entière sur l’apparence extérieure qu’ils sauraient donner à leurs individus. Le capucin arrangea la barbe de Magnani, peignit les sourcils et les mains de Michel, changea le ton de leurs joues et de leurs lèvres par des procédés connus dans son ancienne profession, et avec des préparations si solides qu’elles pouvaient résister à l’action de la pluie, de la transpiration et du lavage forcé que la police emploie souvent en vain pour démasquer ses captures.

Quant à lui-même, le véritable capucin ne prit aucun soin de tromper les yeux sur son identité. Il lui importait peu d’être pris et pendu, pourvu qu’il sauvât auparavant le fils de son capitaine. Et puisqu’il s’agissait, pour y parvenir, de traverser le pays sous l’extérieur de gens paisibles, rien ne convenait mieux que son habit et sa figure véritables au rôle qu’il s’était assigné.

Quand les deux jeunes gens furent tout à fait arrangés, ils se regardèrent avec étonnement l’un et l’autre. Ils avaient peine à se reconnaître, et ils comprirent comment le Piccinino, plus expert encore que Fra-Angelo dans l’art des travestissements, avait pu sauver jusque là sa personnalité réelle à travers toutes ses aventures.

Et quand ils se virent montés sur de grandes mule maigres et ardentes, d’un aspect misérable, mais d’une force à toute épreuve, ils admirèrent le génie du moine, et lui en firent compliment.

« Je n’ai pas été seul à faire si vite tant de choses, leur répondit-il avec modestie ; j’ai été vigoureusement et habilement secondé, car nous ne sommes pas seuls dans notre expédition. Nous rencontrerons des pèlerins de différentes espèces sur le chemin que nous allons suivre. Enfants, saluez très-poliment tous les passants qui vous salueront ; mais gardez-vous de dire un mot à qui que ce soit sans avoir regardé de mon côté. Si un accident imprévu nous séparait, vous trouveriez d’autres guides et d’autres compagnons. Le mot de passe est celui-ci : Amis, n’est-ce pas ici la route de Tre-Castagne ? Je n’ai pas besoin de vous dire que c’est la route tout opposée, et que nul autre que vos complices ne vous adressera une question aussi niaise. Vous répondrez cependant, par prudence, et comme en vous jouant : Tout chemin conduit à Rome. Et vous ne prendrez confiance entière que lorsqu’on aura ajouté : Par la grâce de Dieu le père. N’oubliez pas ! ne vous endormez pas sur vos mules ; ne les ménagez pas. Nous avons des relais en route ; pas un mot qui ne soit dit à l’oreille l’un de l’autre. »

Dès qu’ils se furent enfoncés dans la montagne, ils firent prendre à leurs mules une allure très-décidée, et franchirent plusieurs milles en fort peu de temps. Ainsi que Fra-Angelo le leur avait annoncé, ils firent diverses rencontres avec lesquelles les formules convenues furent échangées. Alors, le capucin s’approchait de ces voyageurs, leur parlait bas, et on se remettait en marche, en observant assez de distance pour n’avoir pas l’air de voyager ensemble, sans toutefois se mettre hors de la portée de la vue ou de l’ouïe.

Le temps était magnifiquement doux et lumineux à l’entrée des montagnes. La lune éclairait les masses de rochers et les précipices les plus romantiques ; mais, à mesure qu’ils s’élevèrent dans cette région sauvage, le froid se fit sentir et la brume voila l’éclat des astres. Magnani était perdu dans ses pensées ; mais le jeune prince se laissait aller au plaisir enfantin des aventures, et, loin de nourrir et de caresser, comme son ami, quelque sombre pressentiment, il s’avançait plein de confiance en sa bonne étoile.

Quant au moine, il s’abstenait de penser à quoi que ce soit d’étranger à l’entreprise qu’il dirigeait. L’œil attentif et perçant, l’oreille ouverte au moindre bruit, il veillait encore sur le moindre mouvement, sur la moindre attitude de corps de ses deux compagnons. Il les eût préservés du danger de s’endormir et de faire des chutes au premier relâchement de la main qui tenait les rênes, au moindre balancement suspect des capuchons.

Au bout de quinze milles, ils changèrent de mules dans une sorte d’ermitage qui semblait abandonné, mais où ils furent reçus dans l’obscurité par de prétendus muletiers, auxquels ils demandèrent la route du fameux village de Tre-Castagne, et qui leur répondirent, en leur serrant la main et en leur tenant l’étrier, que tout chemin mène à Rome. Fra-Angelo distribua de l’argent, de la poudre et des balles, qu’il portait dans son sac de quêteur, à tous ceux qu’il rencontra nantis de cet éloquent passe-port ; et quand ils touchèrent au but de leur voyage, Michel avait compté une vingtaine d’hommes de leur bande, tant muletiers que colporteurs, moines et paysans. Il y avait même trois femmes : c’était de jeunes gars dont la barbe n’avait pas encore poussé, et dont la voix n’était pas encore faite. Ils étaient fort bien accoutrés et jouaient parfaitement leurs rôles. Ils devaient servir d’estafettes ou de vedettes au besoin.

Voici quelle était la situation du Piccinino et comment il avait été fait prisonnier. Le meurtre de l’abbé Ninfo avait été accompli et proclamé avec une témérité insensée tout à fait contraire aux habitudes de prudence du jeune chef. Tuer un homme et s’en vanter par une inscription laissée sur le lieu même, au lieu de cacher son cadavre et de faire disparaître tout indice de l’événement, comme cela était si facile dans un pays comme l’Etna, c’était certainement un acte de désespoir et comme un défi jeté à la destinée dans un moment de frénésie. Cependant Carmelo, ne voulant pas se fermer à jamais sa chère retraite de Nicolosi, l’avait laissée bien rangée au cas d’une enquête qui amènerait des visites domiciliaires. Il avait promptement démeublé son riche boudoir et caché tout son luxe dans un souterrain situé sous sa maison, dont il était à peu près impossible de trouver l’entrée et de soupçonner l’existence. Enfin, au lever du soleil, il s’était montré, tranquille et enjoué, dans le bourg de Nicolosi, afin de pouvoir faire constater son alibi, si, prenant à la lettre la déclaration écrite sur le socle de la croix du Destatore, la police venait à avoir des soupçons sur lui et à s’enquérir de ce qu’il avait fait à cette heure. Le meurtre de l’abbé Ninfo avait été accompli au moins deux heures auparavant.

Tout cela fait, Carmelo s’était montré à cheval, dans le bourg, faisant quelques provisions pour un voyage de plusieurs journées, et disant à ses connaissances qu’il allait voir des terres à affermer dans l’intérieur de l’île.

Il était parti pour les monts Nébrodes, au nord de la