Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/140

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
135
LE PICCININO.

qu’elle avait eu réellement tort d’aller à Nicolosi. Tant il y a que la réponse de Magnani ne lui plut pas autant qu’à son père, et qu’elle se sentit comme refroidie et piquée par l’espèce de leçon paternelle que venait de lui donner son amant.

« Déjà des sermons ! dit-elle en se levant, pour faire comprendre à Magnani qu’elle ne voulait pas aller plus loin avec lui ce jour-là ; et des sermons à moi, que vous prétendez aimer avec si peu d’espoir et de hardiesse ? Il me semble, au contraire, voisin, que vous comptez me trouver fort docile et fort soumise. Eh bien, j’ai peur que vous ne vous trompiez. Je suis un enfant, et je dois le savoir, on me le dit sans cesse ; mais je sais fort bien aussi que lorsqu’on aime, on ne voit aucun défaut, on ne trouve aucun tort à la personne aimée. Tout, de sa part, est charmant, ou tout au moins sérieux. On ne traite pas sa loyauté d’orgueil et sa fierté de taquinerie puérile. Vous voyez, Magnani, qu’il est fâcheux de voir trop clair en amour. Il y a une chanson qui dit que Cupido è un bambino cieco. Mon père la sait ; il vous la chantera. En attendant, sachez que la clairvoyance se communique, et que celui qui écarte le bandeau de ses yeux découvre en même temps ses propres défauts aux autres. Vous avez vu clairement que j’étais un peu hautaine, et vous croyez sans doute que je suis coquette. Moi, j’ai vu par là que vous étiez très-orgueilleux, et je crains que vous ne soyez un peu pédant. »

Les Angelo espérèrent que ce nuage passerait, et, qu’après avoir donné carrière à sa mutinerie, Mila n’en serait que plus tendre et Magnani plus heureux. En effet, il y eut encore entre eux des entretiens et des luttes de paroles et de sentiment où ils furent si près de s’entendre, que leurs soudains désaccords l’instant d’après, la tristesse de Magnani et l’agitation de Mila semblaient inexplicables. Magnani avait parfois peur de tant d’esprit et de volonté chez une femme. Mila avait peur de tant de gravité et de raison inflexible chez un homme. Magnani lui semblait incapable d’éprouver une grande passion, et elle voulait en inspirer une, parce qu’elle se sentait d’humeur à l’éprouver violemment pour son propre compte. Il parlait et pensait toujours comme la vertu même, et c’était avec une imperceptible nuance d’ironie que Mila l’appelait le juste par excellence.

Elle était très coquette avec lui, et Magnani, au lieu d’être heureux de ce travail ingénieux et puissant entrepris pour lui plaire, craignait qu’elle ne fût un peu coquette avec tous les hommes. Ah ! s’il l’avait vue dans le boudoir du Piccinino, contenir et vaincre par sa chasteté exquise, par sa simplicité quasi virile les velléités sournoises et les mauvaises pensées du jeune bandit, Magnani aurait bien compris que Mila n’était point coquette, puisqu’elle ne l’était que pour lui seul.

Mais ce malheureux jeune homme ne connaissait point les femmes, et, pour avoir trop aimé dans le silence et la douleur, il ne comprenait rien encore aux délicats et mystérieux problèmes de l’amour partagé. Il avait trop de modestie ; il prenait trop au pied de la lettre les cruautés persifleuses de Mila, et il la grondait de se faire si méchante avec lui, quand il aurait dû l’en remercier à genoux.

Et puis, il faut tout dire. Cette affaire de Nicolosi avait été marquée du sceau de la fatalité, comme tout ce qui se rattachait, ne fût-ce que par le plus léger fil, à l’existence mystérieuse du Piccinino. Sans entrer dans les détails qui exigeaient le secret, on avait dit à Magnani tout ce qui pouvait le rassurer sur cette aventure de Mila. Fra-Angelo, toujours fidèle à sa secrète prédilection pour le bandit, avait répondu de sa loyauté chevaleresque en une pareille circonstance. La princesse, maternellement éprise de Mila, avait parlé avec l’éloquence du cœur du dévouement et du courage de cette jeune fille. Pier-Angelo avait tout arrangé pour le mieux dans son heureuse et confiante cervelle. Michel seul avait un peu frissonné en apprenant le fait, et il remerciait la Providence d’avoir fait un miracle pour sa noble et charmante sœur.

Mais, malgré sa grandeur d’âme, Magnani n’avait pu encore accepter la démarche de Mila comme une bonne inspiration, et, sans en jamais dire un mot, il souffrait mortellement. Cela se conçoit de reste.

Quant à Mila, les suites de son aventure étaient plus graves, quoiqu’elle ne s’en doutât pas encore. Ce chapitre de roman de sa vie de jeune fille avait laissé une trace ineffaçable dans son cerveau. Après avoir bien tremblé et bien pleuré en apprenant qu’elle s’était livrée étourdiment en otage au terrible Piccinino, elle avait pris son parti sur sa méprise, et elle s’était réconciliée en secret avec l’idée de ce personnage effrayant, qui ne lui avait légué, au lieu de honte, de remords et de désespoir, que des souvenirs poétiques, de l’estime pour elle-même et un bouquet de fleurs sans tache que, je ne sais par quel instinct, elle avait conservé précieusement et caché parmi ses reliques sentimentales, après l’avoir fait sécher avec un soin religieux.

Mila n’était pas coquette ; nous l’avons bien prouvé en disant combien elle l’était avec l’homme qu’elle regardait comme son fiancé. Elle n’était pas volage non plus ; elle lui eût gardé jusqu’à la mort une fidélité à toute épreuve. Mais il y a, dans le cœur d’une femme, des mystères d’autant plus déliés et profonds, que cette femme est mieux douée et d’une nature plus exquise. C’est d’ailleurs quelque chose de doux et de glorieux pour une jeune fille que d’avoir réussi à dominer un lion redoutable, et d’être sortie saine et sauve d’une terrible aventure par la seule puissance de sa grâce, de sa candeur et de son courage. Mila comprenait maintenant combien elle avait été forte et habile à son insu, en ce danger, et l’homme qui avait subi à ce point l’empire de son mérite ne pouvait pas lui sembler un homme méprisable ou vulgaire.

Une reconnaissance romanesque l’enchaînait donc au souvenir du capitaine Piccinino, et on eût pu lui en dire tout le mal possible sans ébranler sa confiance en lui. Elle l’avait pris pour un prince ; n’était-il pas fils de prince et frère de Michel ? Pour un héros, libérateur futur de son pays ; ne pouvait-il pas le devenir, et n’en avait-il pas l’ambition ? Son doux parler, ses belles manières l’avaient charmée ; et pourquoi non ? N’avait-elle pas un engouement plus vif encore pour la princesse Agathe, et cette admiration était-elle moins légitime et moins pure que l’autre ?

Tout cela n’empêchait pas Mila d’aimer Magnani assez ardemment pour être toujours sur le point de lui en faire l’aveu malgré elle ; mais huit jours s’étaient passés depuis leur première querelle sans que le modeste et craintif Magnani eût encore su arracher cet aveu.

Il eût obtenu cette victoire, un peu plus tard sans doute, le lendemain peut-être ! mais un événement inattendu vint bouleverser l’existence de Mila et compromettre gravement celle de tous les personnages de cette histoire.

Un soir que Michel se promenait dans les jardins de sa villa avec sa mère et le marquis, faisant tous trois des projets de dévouement réciproque et des rêves de bonheur, Fra-Angelo vint leur rendre visite, et Michel remarqua, à l’altération de sa figure et à l’agitation de ses manières, qu’il désirait lui parler en secret. Ils s’éloignèrent ensemble, comme par hasard, et le capucin, tirant de son sein un papier tout noirci et tout froissé, le lui présenta. Il ne contenait que ce peu de mots : « Je suis pris et blessé ; à l’aide, mon frère ! Malacarne vous dira le reste. Dans vingt-quatre heures il serait trop tard. »

Michel reconnut l’écriture nerveuse et serrée du Piccinino. Le billet était écrit avec son sang.

« Je suis au courant de ce qu’il faut faire, dit le moine. J’ai reçu la lettre il y a six heures. Tout est prêt. Je suis venu vous dire adieu, car je pourrai fort bien n’en pas revenir. »

Et il s’arrêta, comme s’il craignait d’ajouter quelque chose.

« Je vous entends, mon père, vous avez compté sur mon aide, répondit Michel ; je suis prêt. Laissez-moi embrasser ma mère.

― Si vous l’embrassez, elle verra que vous partez, elle vous retiendra.