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titude d’une réaction vers elle, qui pouvait bien être un acte de désespoir. Mila en conclut que Michel savait à quoi s’en tenir sur la persistance de Magnani à aimer une autre femme, quoique ce jeune homme eût refusé de lui reprendre la bague de la princesse, et qu’il eût prié Mila de la conserver comme un gage de son estime et de son respect. Ce soir-là même, le soir où il l’avait ramenée du palais de la Serra, tandis que Michel restait auprès de sa mère, Magnani, tout enivré de sa beauté, de son esprit et de son succès, lui avait parlé avec tant de vivacité que c’était presque une déclaration d’amour. Mila avait eu encore la force de ne point l’encourager ouvertement. Mais elle s’était crue victorieuse, et le lendemain, c’est-à-dire le jour de la déclaration d’Agathe, elle avait compté le revoir à ses pieds et lui avouer enfin qu’il était aimé.

Mais ce jour-là il n’avait point paru, et les jours suivants il ne lui avait pas adressé une seule parole ; il s’était borné à la saluer avec un respect glacial, lorsqu’il n’avait pu éviter ses regards. Mila, mortellement blessée et affligée, avait refusé de dire à son père la vérité, que le bonhomme, inquiet de sa pâleur, lui demandait presque à genoux. Elle avait persisté à nier qu’elle aimât le jeune voisin. Pier-Angelo n’avait rien trouvé de mieux, simple et rond comme il l’était, que de dire à sa fille :

« Console-toi, mon enfant, nous savons bien que vous vous aimez. Seulement il a été inquiet et jaloux à cause de l’affaire de Nicolosi ; mais, quand tu daigneras te justifier devant lui, il tombera à tes pieds. Demain tu l’y verras, j’en suis sûr.

― Ah ! maître Magnani se permet d’être jaloux et de me soupçonner ! avait répondu Mila avec feu. Il ne m’aime que d’hier, il ne sait pas si je l’aime, et lorsqu’un soupçon lui vient, au lieu de me le confier humblement et de travailler à supplanter le rival qui l’inquiète, il prend l’air d’un mari trompé, abandonne le soin de me convaincre et de me plaire, et croira me faire un grand honneur et un grand plaisir quand il viendra me dire qu’il daigne me pardonner ! Eh bien, moi, je ne lui pardonne pas. Voilà, mon père, ce que vous pouvez lui dire de ma part. »

L’enfant s’obstina si bien dans son dépit, que Pier-Angelo fut forcé d’amener Magnani à la porte de sa chambre, où elle le laissa frapper longtemps, et qu’elle ouvrit enfin, en disant d’un ton boudeur, qu’on la dérangeait impitoyablement dans sa sieste.

« Croyez bien, dit Pier-Angelo à Magnani, que la perfide ne dormait pas, car elle sortait de chez moi au moment où vous êtes entré. Allons, enfants, mettez sous les pieds toutes ces belles querelles. Donnez-vous la main, puisque vous vous aimez, et embrassez-vous puisque je le permets. Non ? Mila est orgueilleuse comme l’était sa pauvre mère ! Ah ! mon ami Antonio, tu seras mené comme je l’étais, et tu n’en seras pas plus malheureux, va ! Allons, à genoux, en ce cas, et demande grâce. Signora Mila, faudra-t-il que votre père s’y mette aussi ?

― Père, répondit Mila, vermeille de plaisir, de fierté et de chagrin tout ensemble, écoutez-moi au lieu de me railler, car j’ai besoin de garder ma dignité sauve, moi ! Une femme n’a rien de plus précieux, et un homme, un père même, ne comprend jamais assez combien nous avons le droit d’être susceptibles. Je ne veux pas être aimée à demi, je ne veux pas servir de pis-aller et de remède à une passion mal guérie. Je sais que maître Magnani a été longtemps amoureux, et je crains qu’il ne le soit encore un peu, d’une belle inconnue. Eh bien ! je souhaite qu’il prenne le temps de l’oublier et qu’il me donne celui de savoir si je l’aime. Tout cela est trop nouveau pour être si tôt accepté. Je sais que, quand j’aurai donné ma parole, je ne la retirerai pas, quand même je regretterais de l’avoir fait. Je connaîtrai l’affection de Magnani, ajouta-t-elle en lui lançant un regard de reproche, à l’égalité de son humeur avec moi et à la persévérance de ses attentions. Il a quelque chose à réparer et moi quelque chose à pardonner.

― J’accepte cette épreuve, répondit Magnani, mais je ne l’accepte pas comme un châtiment ; je ne sens pas que j’aie été coupable de me livrer à la douleur et à l’abattement. Je ne me croyais point aimé, et je savais bien que je n’avais aucun droit à l’être. Je crois encore que je ne le suis pas, et c’est en tremblant que j’espère un peu.

― Ah ! que de belles paroles pour ne rien dire ! s’écria Pier-Angelo. Dans mon temps on était moins éloquent et plus sincère. On se disait : « M’aimes-tu ? ― Oui ; et toi ? ― Moi, comme un fou. ― Moi de même, et jusqu’à la mort. » Cela valait bien vos dialogues, qui ont l’air d’un jeu, et d’un jeu où l’on cherche à s’ennuyer et à s’inquiéter l’un l’autre. Mais peut-être que c’est moi qui vous gêne. Je m’en vais ; quand vous serez seuls, vous vous entendrez mieux.

― Non, mon père, dit Mila qui craignait de se laisser fléchir et persuader trop vite ; quand même il aurait assez d’amour et d’esprit aujourd’hui pour se faire écouter, je sais que je me repentirais demain d’avoir été trop confiante. D’ailleurs, vous ne lui avez pas tout dit, je le sais. Je sais qu’il s’est permis d’être jaloux parce que j’ai fait une promenade singulière ; mais je sais aussi qu’en lui assurant que je n’y avais commis aucun péché, ce qu’il a eu la bonté de croire, mon oncle a cru devoir lui taire le but de cette promenade. Eh bien, moi, je souffre et je rougis de ce ménagement, dont on suppose apparemment qu’il a grand besoin, et je ne veux pas lui épargner la vérité tout entière.

― Comme tu voudras, ma fille, répondit Pier-Angelo. Je suis assez de ton avis, qu’il ne faut rien cacher de ce qu’on croit devoir dire. Parle donc comme tu le juges à propos. Cependant, souviens-toi que c’est aussi le secret de quelqu’un que tu as promis de ne jamais nommer.

― Je puis le nommer, puisque son nom est dans toutes les bouches, surtout depuis quelques jours, et que, s’il y a du danger à dire qu’on connaît l’homme qui porte ce nom, le danger est seulement pour ceux qui s’en vantent ; mon intention, d’ailleurs, n’est pas de révéler ce que je sais sur son compte ; je puis donc bien apprendre à maître Magnani que j’ai été passer volontairement deux heures en tête-à-tête avec le Piccinino, sans qu’il sache en quel endroit, ni pour quel motif.

― Je crois que la fièvre des déclarations va s’emparer de toutes les femmes, s’écria Pier-Angelo en riant ; depuis que la princesse Agathe en a fait une dont on parle tant, toutes vont se confesser en public ! »

Pier-Angelo disait plus vrai qu’il ne pensait. L’exemple du courage est contagieux chez les femmes, et la romanesque Mila avait une admiration si passionnée pour Agathe, qu’elle regrettait de n’avoir pas à proclamer, en cet instant, quelque mariage secret avec le Piccinino, pourvu toutefois qu’elle fût veuve et qu’elle pût épouser Magnani.

Mais cet aveu téméraire produisit un tout autre effet que celui qu’elle en attendait. L’inquiétude ne se peignit pas sur la figure de Magnani, et elle ne put se réjouir intérieurement d’avoir excité et réveillé son amour par un éclair de jalousie. Il devint plus triste et plus doux encore qu’à l’habitude, baisa la main de Mila et lui dit :

« Votre franchise est d’un noble cœur, Mila, mais il s’y mêle un peu d’orgueil. Sans doute, vous voulez me mettre à une rude épreuve en me disant une chose qui alarmerait au dernier point tout autre homme que moi. Mais je connais trop votre père et votre oncle pour craindre qu’ils m’aient trompé en me disant que vous aviez été sur la route des montagnes pour faire une bonne action. Ne cherchez donc point à m’intriguer ; cela serait d’un mauvais cœur, puisque vous n’auriez d’autre but que celui de me faire souffrir. Dites-moi tout, ou ne me dites rien. Je n’ai pas le droit d’exiger des révélations qui compromettraient quelqu’un ; mais j’ai celui de vous demander de ne point vous jouer de moi en cherchant à ébranler ma confiance en vous. »

Pier-Angelo trouva que cette fois Magnani avait parlé comme un livre, et qu’on ne pouvait faire, dans une occasion aussi délicate, une réponse plus honnête, plus généreuse et plus censée.

Mais que s’était-il donc passé depuis peu de jours dans l’esprit de la petite Mila ? Peut-être qu’il ne faut jamais jouer avec le feu, quelque bon motif qui vous y porte, et