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LE PICCININO.

chevaleresque et fidèle, il lui dit en présence de Michel :

« Madame, je vous aime comme je vous ai toujours aimée ; je vous estime d’autant plus que vous avez été plus fière et plus loyale, en refusant de contracter sous le beau titre de vierge une union où il vous eût fallu apporter en secret ceux de veuve et de mère. Mais si, parce que vous avez jadis subi un outrage, vous vous croyez déchue à mes yeux, vous ne connaissez point mon cœur. Si, parce que vous portez un nom bizarre et effrayant par les souvenirs qui s’y rattachent, vous pensez que je craindrais d’y faire succéder le mien, vous faites injure à mon dévouement pour vous. Ce sont là, au contraire, des raisons qui me font souhaiter plus que jamais d’être votre ami, votre soutien, votre défenseur et votre époux. On raille votre premier mariage à l’heure qu’il est. Accordez-moi votre main et on n’osera pas railler le second. On vous appelle la femme du brigand ; soyez la femme du plus raisonnable et du plus rangé des patriciens, afin qu’on sache bien que si vous pouvez enflammer l’imagination d’un homme terrible, vous savez aussi gouverner le cœur d’un homme calme. Votre fils a grand besoin d’un père, Madame. Il va être engagé dans plus d’un passage difficile et périlleux de la vie fatale que nous fait une race ennemie. Sachez bien que je l’aime déjà comme mon fils, et que ma vie et ma fortune sont à lui. Mais cela ne suffit pas : il faut que la sanction d’un mariage avec vous mette fin à la position équivoque où nous sommes vis-à-vis l’un de l’autre. Si je passe pour l’amant de sa mère, pourra-t-il m’aimer et m’estimer ? Ne sera-t-il pas ridicule, peut-être lâche, qu’il ait l’air de le souffrir sans honte et sans impatience ? Il faut donc que je m’éloigne de vous à présent, si vous refusez de faire alliance avec moi. Vous perdrez le meilleur de vos amis, et Michel aussi !… Quant à moi, je ne parle pas de la douleur que j’en ressentirais, je ne sais point de paroles qui puissent la rendre ; mais il ne s’agit point de moi, et ce n’est point par égoïsme que je vous implore. Non, je sais que vous ne connaissez point l’amour et que la passion vous effraie ; je sais quelle blessure votre âme a reçue, et quelle répugnance vous inspirent les idées qui enivrent l’imagination de ceux qui vous connaissent. Eh bien ! je ne serai que votre frère, je m’y engage sur l’honneur, si vous l’exigez. Michel sera votre unique enfant comme votre unique amour. Seulement, la loi et la morale publique me permettront d’être son meilleur ami, son guide, et le bouclier de l’honneur et de la réputation de sa mère. »

Le marquis fit ce long discours d’un ton calme, et en maintenant sa physionomie à l’unisson de ses paroles. Seulement une larme vint au bord de sa paupière, et il eut tort de vouloir la retenir, car elle était plus éloquente que toutes ses paroles.

La princesse rougit ; ce fut la première fois que le marquis l’avait vue rougir, et il en fut si bouleversé, qu’il perdit tout le sang-froid dont il s’était armé. Cette rougeur qui la faisait femme pour la première fois, à trente-deux ans, fut comme un rayon de soleil sur la neige, et Michel était un artiste trop délicat pour ne pas comprendre qu’elle avait encore gardé un secret au fond de son cœur, ou bien que son cœur, ranimé par la joie et la sécurité, pouvait commencer à aimer. Et quel homme en était plus digne que La Serra ?

Le jeune prince se mit à genoux : « Ô ma mère, dit-il, vous n’avez plus que vingt ans ! Tenez, regardez-vous ! ajouta-t-il en lui présentant un miroir à main oublié sur sa table par la camériste. Vous êtes si belle et si jeune, et vous voulez renoncer à l’amour ! Est-ce donc pour moi ? Serai-je plus heureux parce que votre vie sera moins complète et moins riante ? Vous respecterai-je moins, parce que je vous verrai plus respectée et mieux défendue ? Craignez-vous que je sois jaloux, comme Mila me le reprochait ?… Non, je ne serai point jaloux, à moins que je ne sente qu’il vous aime mieux que moi, et cela, je t’en défie ! Cher marquis, nous l’aimerons bien, n’est-ce pas, nous lui ferons oublier le passé ; nous la rendrons heureuse, elle qui ne l’a jamais été, et qui, seule au monde, méritait un bonheur absolu ! Ma mère, dites oui ; je ne me relèverai pas que vous n’ayez dit oui !

― J’y ai déjà songé, répondit Agathe en rougissant toujours. Je crois qu’il le faut pour toi, pour notre dignité à tous.

― Ne dites pas ainsi, s’écria Michel en la serrant dans ses bras : dites que c’est pour votre bonheur, si vous voulez que nous soyons heureux, lui et moi ! »

Agathe tendit sa main au marquis, et cacha la tête de son fils dans son sein. Elle avait honte qu’il vît la joie de son fiancé. Elle avait conservé la pudeur d’une jeune fille, et, dès ce jour, elle redevint si fraîche et si belle, que les méchants, qui veulent absolument trouver partout le mensonge et le crime, prétendaient que Michel n’était pas son fils, mais un amant installé dans sa maison sous ce titre profané. Toutes les calomnies et même les moqueries tombèrent pourtant devant l’annonce de son mariage avec M. de la Serra, qui devait avoir lieu à la fin de son deuil. On essaya bien encore de dénigrer l’amour donquichottesque du marquis, mais on l’envia plus qu’on ne le plaignit.

XLIX.

DANGER.

Cette nouvelle fit une grande impression sur Magnani. Elle acheva de le guérir et de l’attrister. Son âme exaltée ne pouvait se passer d’un amour exclusif et absorbant ; mais, apparemment, il s’était trompé lui-même lorsqu’il se persuadait n’avoir jamais connu l’espérance ; car, toute espérance devenue impossible, il ne se sentit plus assiégé du fantôme d’Agathe. Ce fut le fantôme de Mila qui s’empara de ses méditations et de ses insomnies. Mais cette passion débutait au milieu d’une souffrance pire que toutes les anciennes. Agathe lui était apparue comme un idéal qu’il ne pouvait atteindre. Mila lui apparaissait sous le même aspect, mais avec une certitude de plus, c’est qu’elle avait un amant.

Il se passa alors, au sein de cette famille de parents et d’amis, une série de petites anxiétés assez délicates et qui devinrent fort pénibles pour Mila et pour Magnani. Pier-Angelo voyait sa fille triste, et, n’y pouvant rien comprendre, il voulait avoir une explication cordiale avec Magnani et l’amener à lui demander ouvertement la main de Mila. Fra-Angelo n’était pas de son avis et le retenait. Cette contestation portée devant le doux tribunal de la princesse, avait amené, relativement à la promenade de Nicolosi, des explications satisfaisantes pour le père et pour l’oncle, mais qui pouvaient bien laisser quelque soupçon dans l’âme rigide et fière de l’amant. Fra-Angelo, qui avait fait le mal, se chargea de le réparer. Il alla trouver le jeune homme, et, sans lui révéler l’imprudence sublime de Mila, il lui dit qu’elle était justifiée complétement dans son esprit, et qu’il avait découvert que cette mystérieuse promenade n’avait pour but qu’une noble et courageuse action.

Magnani ne fit point de questions. Autrement, le moine, qui ne savait point arranger la vérité, lui eût tout dit : mais la loyauté de Magnani se refusait au soupçon, du moment que Fra-Angelo donnait sa parole. Il crut enfin au bonheur, et alla demander à Pier-Angelo de consacrer le sien.

Mais il était écrit que Magnani ne serait point heureux. Le jour où il se présenta pour faire sa déclaration et sa demande, Mila, au lieu de rester présente, quitta l’atelier de son père avec humeur et alla s’enfermer dans sa chambre. Elle était offensée dans le sanctuaire de son orgueil par les quatre ou cinq jours d’abattement et d’irrésolution de Magnani. Elle avait cru à une victoire plus prompte et plus facile. Elle rougissait déjà de l’avoir poursuivie si longtemps.

Et puis, elle était au courant de tout ce qui s’était passé durant ces jours d’angoisse. Elle savait que Michel n’approuvait pas qu’on se pressât tant d’amener Magnani à se déclarer. Michel seul avait su le secret de son ami, et il était effrayé pour sa sœur adoptive de la promp-