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LE PICCININO.

souriant. Je n’aime pas beaucoup les portraits qui ont le don de la parole. »

Il se déroba aux obsessions du majordome et tourna le rocher, afin d’entrer par le casino. Mais, comme il pénétrait dans le boudoir de sa mère, il vit que Barbagallo tout essoufflé l’avait suivi sur l’escalier : « Pardon, Altesse, disait-il d’une voix entrecoupée, madame la princesse est dans la grande galerie, au milieu de ses parents, de ses amis et de ses serviteurs, auxquels elle vient de faire la déclaration publique de son mariage avec le très-noble et très-illustre prince votre père. On n’attend plus que le très-digne frère Angelo, qui a dû recevoir un exprès, il y a deux heures, afin qu’il apportât du couvent les titres authentiques de ce mariage, qui doivent constater ses droits à la succession de Son Éminence, le très-haut, très-puissant et très-excellent prince cardinal…

― J’apporte les titres, répondit le moine ; avez-vous tout dit, très-haut, très-puissant et très-excellent maître Barbagallo ?

― Je dirai encore à Son Altesse, reprit l’intendant sans se déconcerter, qu’elle est attendue aussi avec impatience… mais que…

― Mais quoi ? Ne me barrez pas toujours le passage avec vos airs suppliants, monsieur Barbagallo. Si ma mère m’attend, laissez-moi courir vers elle ; si vous avez quelque requête personnelle à me présenter, je vous écouterai une autre fois, et, d’avance, je vous promets tout.

― Ô mon noble maître, oui ! s’écria Barbagallo en se mettant en travers de la porte, d’un air héroïque et en présentant à Michel un habit de gala à l’ancienne mode, tandis qu’un domestique, rapidement averti par un coup de sonnette, apportait une culotte de satin brodée d’or, une épée et des bas de soie à coins rouges. Oui, oui ! c’est une demande personnelle que j’ose vous adresser. Vous ne pouvez pas vous présenter devant l’assemblée de famille qui vous attend, avec cette casaque de bure et cette grosse chemise. C’est impossible qu’un Palmarosa, qu’un Castro-Reale je veux dire, apparaisse, pour la première fois, à ses cousins-germains et issus de germains dans l’accoutrement d’un manœuvre. On sait les nobles infortunes de votre jeunesse et la condition indigne à laquelle votre grand cœur a su résister. Mais ce n’est pas une raison pour qu’on en voie la livrée sur le corps de Votre Altesse. Je me mettrai à ses genoux pour la supplier de se revêtir des habits de cérémonie que le prince Dionigi de Palmarosa, son grand-père, portait le jour de sa première présentation à la cour de Naples.

La première partie de ce discours avait vaincu la sévérité de Michel. Le moine et lui n’avaient pu résister à un accès de fou rire : mais la fin de l’exorde fit cesser leur gaieté et rembrunit leurs fronts.

« Je suis bien sûr, dit Michel d’un ton sec, que ce n’est pas ma mère qui vous a chargé de me présenter ce déguisement ridicule, et qu’elle n’aurait aucun plaisir à me voir revêtir cette livrée-là ! J’aime mieux celle que je porte encore et que je porterai le reste de cette journée, ne vous en déplaise, monsieur le majordome.

― Que Votre Altesse ne soit pas irritée contre moi, répondit Barbagallo tout confus en faisant signe au laquais de remporter l’habit au plus vite. J’ai agi peut-être inconsidérément en ne prenant conseil que de mon zèle… mais si…

― Mais non ! laissez-moi, dit Michel en poussant la porte avec énergie ; » et, prenant le bras de Fra-Angelo, il descendit l’escalier intérieur du Casino et entra résolument dans la grande salle, sous son costume d’artisan.

La princesse, vêtue de noir, était assise au fond de la galerie sur un sofa, entourée du marquis de la Serra, du docteur Recuperati, de Pier-Angelo, de plusieurs amis éprouvés des deux sexes et de plusieurs parents, à la mine plus ou moins malveillante ou consternée, malgré leurs efforts pour paraître touchés et émerveillés du roman de sa vie qu’elle venait de leur raconter. Mila était assise à ses pieds sur un coussin, belle, attendrie, et pâle de surprise et d’émotion. D’autres groupes étaient espacés dans la galerie. C’étaient des amis moins intimes, des parents plus éloignés, puis des gens de loi qu’Agathe avait appelés pour constater la validité de son mariage et la légitimité de son fils. Plus loin encore, les serviteurs de la maison, en service actif ou admis à la retraite, quelques ouvriers privilégiés, la famille Magnani entre autres ; enfin l’élite de ces clients avec lesquels les seigneurs siciliens ont des relations de solidarité inconnues chez nous, et qui rappellent les antiques usages du patriciat romain.

On peut bien penser qu’Agathe ne s’était pas crue forcée de dire quelles raisons cruelles l’avaient décidée à épouser le trop fameux prince de Castro-Reale, ce bandit si brave et si redoutable, si dépravé et pourtant si naïf parfois, espèce de don Juan converti, sur lequel couraient encore plus d’histoires terribles, fantastiques, galantes et invraisemblables, qu’il n’en avait pu mener à fin. Elle préférait à l’aveu public d’une violence qui répugnait à sa pudeur et à sa fierté, l’aveu tacite d’un amour, romanesque, de sa part, jusqu’à l’extravagance, mais librement consenti et légitimé. Le seul marquis de la Serra avait été le confident de sa véritable histoire ; lui seul savait maintenant les malheurs d’Agathe, la cruauté de ses parents, l’assassinat présumé du Destatore, et les complots contre la vie de son fils au berceau. La princesse laissa pressentir aux autres que sa famille n’eût point approuvé ce mariage clandestin, et que son fils avait dû être élevé en secret pour ne point risquer d’être déshérité dans sa personne par ses parents maternels. Elle avait fait un récit court, simple et précis, et elle y avait porté une assurance, une dignité, un calme qu’elle devait à l’énergie du sentiment maternel. Avant qu’elle connût l’existence de son enfant, elle se serait donné la mort plutôt que de laisser soupçonner la dixième partie de son secret ; mais, avec la volonté de faire reconnaître et accepter son fils, elle eût tout révélé si un aveu complet eût été nécessaire.

Elle avait fini de parler depuis un quart d’heure, quand Michel entra. Elle avait regardé tout son auditoire avec tranquillité. Elle savait à quoi s’en tenir sur l’attendrissement naïf des uns, sur la malignité déguisée des autres. Elle savait qu’elle aurait le courage de faire face à toutes les amplifications, à toutes les railleries, à toutes les méchancetés que sa déclaration allait faire éclater dans le public et surtout dans le grand monde. Elle était préparée à tout et se sentait bien forte, appuyée sur son fils, cette femme qui n’avait pas plus voulu de la protection d’un mari que des consolations d’un amant. Quelques-unes des personnes présentes, soit par malice, soit par bêtise, avaient essayé de lui faire ajouter quelques détails, quelques éclaircissements à sa déclaration. Elle avait répondu avec douceur et fermeté : « Ce n’est pas devant tant de témoins, et en un jour de deuil et de gravité pour ma maison que je puis me prêter volontairement à vous divertir ou à vous intéresser au récit d’une histoire d’amour. D’ailleurs, tout cela est un peu loin de ma mémoire. J’étais bien jeune alors, et, après vingt ans écoulés sur ces émotions, je pourrais difficilement me remettre à un point de vue qui vous fît comprendre le choix que j’avais jugé à propos de faire. Je permets qu’on le trouve extraordinaire, mais je ne permettrai à personne de le blâmer en ma présence ; ce serait insulter à la mémoire de l’homme dont j’ai accepté le nom pour le transmettre à mon fils. »

On chuchotait avidement dans les groupes de cette assemblée déjà dispersée dans la vaste galerie. Le dernier de tous à l’extrémité de la salle, celui qui se composait de braves ouvriers et de fidèles serviteurs, était le seul grave, calme et secrètement attendri. Le père et la mère de Magnani étaient venus baiser, en pleurant, la main d’Agathe. Mila, dans son extase d’étonnement et de joie, était un peu triste au fond du cœur. Elle se disait que Magnani aurait dû être là, et elle ne le voyait point arriver, quoiqu’on l’eût cherché partout. Elle l’oublia cependant quand elle vit paraître Michel, et elle se leva pour s’élancer vers lui à travers les groupes malveillants ou stupéfiés qui s’ouvrirent pour laisser passer le prince artisan et sa casaque de laine. Mais elle s’arrêta,