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LE PICCININO.

pas que tous les scélérats peuvent mourir dans leur lit.

« Que le premier qui lira cette inscription la copie ou la retienne, et qu’il la porte au peuple de Catane ! »

« Effaçons-la, dit Michel, ou l’audace de mon frère lui deviendra fatale.

― Non, ne l’effaçons pas, dit le moine. Ton frère est trop prudent pour n’être pas déjà loin d’ici, et nous n’avons pas le droit de priver les grands et le peuple de Catane d’un terrible exemple et d’une sanglante leçon. Assassiné, lui, le fier Castro-Reale ? assassiné par le cardinal, attiré dans un piége par l’infâme abbé ! Ah ! j’aurais dû le deviner ! Il y avait encore en lui trop d’énergie et de cœur pour descendre au suicide. Ah ! Michel ! n’accuse pas ton frère de trop de sévérité, et ne regarde pas ce châtiment comme un crime inutile. Tu ne sais pas ce que c’était que ton père dans ses bons jours, dans ses grands jours ! Tu ne sais pas qu’il était en voie de s’amender et de redevenir le justicier des montagnes. Il se repentait. Il croyait en Dieu, il aimait toujours son pays, et il adorait ta mère ! Qu’il eût pu vivre ainsi une année de plus, et elle l’eût aimé, et elle lui eût tout pardonné. Elle serait venue partager ses dangers, elle eût été la femme du brigand au lieu d’être la captive et la victime des assassins. Elle t’eût élevé elle-même, elle n’eût jamais été séparée de toi ! Tu aurais sucé le lait sauvage d’une lionne, et tu aurais grandi dans la tempête. Tout serait mieux ainsi ! La Sicile serait plus près de sa délivrance qu’elle ne le sera peut-être dans dix ans, et moi, je ne fusse pas resté moine ! Au lieu de nous promener dans la montagne, les bras croisés, pour voir ce cadavre tombé dans un coin, et le Piccinino fuyant à travers les abîmes, nous serions tous ensemble, le mousquet au poing, livrant de rudes batailles aux Suisses de Naples, et marchant peut-être sur Catane, le drapeau jaune frissonnant en plis d’or à la brise du matin ! Oui, tout serait mieux ainsi, je te le dis, prince de Castro-Reale !… Mais la volonté de Dieu soit faite ! ajouta Fra-Angelo, se rappelant enfin qu’il était moine. Bien certains que le Piccinino avait dû quitter le val, longtemps même avant l’heure désignée dans l’inscription comme celle du meurtre, Michel et le capucin n’allèrent pas plus loin et s’éloignèrent de ce lieu sauvage où, pendant plusieurs heures encore, le cadavre de l’abbé pouvait bien être la proie du vautour, sans que personne vînt troubler son affreux festin. Comme ils revenaient sur leurs pas, ils virent l’oiseau sinistre passer sur leurs têtes et retourner à sa déplorable proie avec acharnement. « Mangé par les chiens et les vautours, dit le moine sans témoigner aucun trouble, c’est le sort que tu méritais ! c’est la malédiction que, dans tous les temps, les peuples ont prononcée sur les espions et les traîtres. Vous voilà bien pâle, mon jeune prince, et vous me trouvez peut-être bien rude envers un prêtre, moi qui suis aussi un homme d’église. Que voulez-vous ? J’ai beaucoup vu tuer et j’ai tué moi-même, peut-être plus qu’il ne le faudrait pour le salut de mon âme ! mais dans les pays conquis, voyez-vous, la guerre n’a pas toujours d’autres moyens que le meurtre privé. Ne croyez pas que le Piccinino soit plus méchant qu’un autre. Le ciel l’avait fait naître calme et patient ; mais il y a des vertus qui deviendraient des vices chez nous, si on les conservait. La raison et le sentiment de la justice lui ont appris à être terrible, au besoin ! Voyez, pourtant, qu’il a l’âme loyale au fond. Il est fort irrité contre votre mère, m’avez-vous dit, et vous avez craint sa vengeance. Vous voyez qu’il l’absout du crime dont la sainte femme n’a jamais conçu la pensée ; vous voyez qu’il rend hommage à la vérité, même dans le feu de sa colère. Vous voyez aussi qu’au lieu de vous adresser une malédiction, il vous exhorte à faire cause commune avec lui, dans l’occasion. Non, non, Carmelo n’est pas un lâche ! »

Michel était de l’avis du capucin ; mais il garda le silence : il avait un grand effort à faire pour fraterniser avec l’âme sombre de ce sauvage raffiné qui s’appelait le Piccinino. Il voyait bien la secrète prédilection du moine pour le bandit. Aux yeux de Fra-Angelo, le bâtard était, bien plus que le prince, le fils légitime du Destatore et l’héritier de sa force. Mais Michel était trop accablé des émotions tour à tour délicieuses et horribles qu’il venait d’éprouver depuis quelques heures, pour suivre une conversation quelconque, et, eût-il trouvé le capucin trop vindicatif et trop enclin à un reste de férocité, il ne se sentait pas le droit de contredire et même de juger un homme auquel il devait la légitimité de sa naissance, la conservation de ses jours, et le bonheur de connaître sa mère.

Ils aperçurent de loin la villa du cardinal toute tendue de noir.

« Et vous aussi, Michel, vous allez être forcé de prendre le deuil, dit Fra-Angelo. Carmelo est plus heureux que vous en ce moment, de ne pas appartenir à la société. S’il était le fils de la princesse de Palmarosa, il lui faudrait porter la livrée menteuse de la douleur, le deuil de l’assassin de son père.

― Pour l’amour de ma mère, mon bon oncle, répondit le prince, ne me montrez pas le mauvais côté de ma position. Je ne puis songer encore à rien, sinon que je suis le fils de la plus noble, de la plus belle et de la meilleure des femmes.

― Bien, mon enfant ; c’est bien. Pardonnez-moi, reprit le moine. Moi, je suis toujours dans le passé ; je suis toujours avec le souvenir de mon pauvre capitaine assassiné. Pourquoi l’avais-je quitté ? pourquoi étais-je déjà moine ? Ah ! j’ai été un lâche aussi ! Si j’étais resté fidèle à sa mauvaise fortune et patient pour ses égarements, il ne serait pas tombé dans une misérable embûche, il vivrait peut-être encore ! Il serait fier et heureux d’avoir deux fils, tous deux beaux et braves ! Ah ! Destatore, Destatore ! voici que je te pleure avec plus d’amertume que la première fois. Apprendre que tu es mort d’une autre main que de la tienne, c’est recommencer à te perdre. »

Et le moine, tout à l’heure si dur et si insensible en foulant sous ses pieds le sang du traître, se mit à pleurer comme un enfant. Le vieux soldat, fidèle au delà de la mort, reparut en lui tout entier, et il embrassa Michel en disant : « Console-moi, fais-moi espérer que nous le vengerons ! »

« Espérons pour la Sicile ! répondit Michel. Nous avons mieux à faire que de venger nos querelles de famille, nous avons à sauver la patrie ! Ah ! la patrie ! c’est un mot que tu avais besoin de m’expliquer hier, brave soldat ; mais aujourd’hui, c’est un mot que je comprends bien. »

Ils se serrèrent fortement la main et entrèrent dans la villa Palmarosa.

XLVIII.

LE MARQUIS

Messire Barbagallo les attendait à la porte avec un visage plein d’anxiété. Dès qu’il aperçut Michel, il courut à sa rencontre et se mit à genoux pour lui baiser la main. « Debout, debout, Monsieur ! lui dit le jeune prince, choqué de tant de servilité. Vous avez servi ma mère avec dévouement. Donnez-moi la main, comme il convient à un homme ! »

Ils traversèrent le parc ensemble ; mais Michel ne voulut pas encore recevoir les hommages de tous les valets, qui ne menaçaient pourtant pas d’être plus importuns que celui de l’intendant ; car celui-ci le poursuivait en lui demandant cent fois pardon de la scène du bal, et en s’efforçant de lui prouver que si le décorum lui avait permis, en cette occasion, d’avoir ses lunettes, sa vue affaiblie ne l’eût pas empêché de remarquer qu’il ressemblait trait pour trait au grand capitaine Giovanni Palmarosa, mort en 1288, dont il avait porté la veille, en sa présence, le portrait au marquis de la Serra : « Ah ! que je regrette, disait-il, que la princesse ait fait don de tous les Palmarosa au marquis ! Mais Votre Altesse recouvrera cette noble et précieuse part de son héritage. Je suis certain que Son Excellence le marquis lui restituera par son testament, ou par une cession plus prompte encore, tous les ancêtres des deux familles.

― Je les trouve bien où ils sont, répondit Michel en