Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/129

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
124
LE PICCININO.

le poids de ta fortune nouvelle, à être prince de fait comme de nom. Depuis trois jours que tu es lancé dans des aventures étranges en apparence, tu as reçu plus d’un enseignement. Fra-Angelo, le marquis de la Serra, Magnani, Mila elle-même, l’adorable enfant, t’ont parlé un langage qui t’a fait une impression profonde, je le sais ; je l’ai vu à ta conduite, à ta résolution d’être ouvrier, et, dès ce moment, je m’étais promis de te révéler le secret de ta destinée, quand même la vie du cardinal se prolongerait et nous forcerait à des précautions extérieures.

― Ô ma mère ! que vous êtes grande, s’écria Michel, et que l’on vous connaît peu, vous que l’on croit dévote, apathique ou bizarre ! Votre vie est celle d’une martyre et d’une sainte : rien pour vous, tout pour les autres !

― Ne m’en fais pas un si grand mérite, mon enfant, reprit Agathe. Je n’avais plus le droit, quelque innocente que je fusse, de prétendre au bonheur général. Je subissais une fatalité que tous mes efforts n’eussent pu que rendre plus pesante. En me refusant à l’amour, je n’ai fait que remplir le plus simple devoir que la loyauté impose à une femme. De même, en me faisant sœur de charité, j’obéissais au cri impérieux de ma conscience. J’avais été malheureuse, je connaissais le malheur par moi-même ; je n’étais plus de ceux qui peuvent nier la souffrance d’autrui parce qu’ils ne l’ont jamais ressentie. J’ai peut-être fait le bien sans lumière ; du moins je l’ai fait sans relâche et sans tiédeur. Mais, à mes yeux, faire le bien, ce n’est pas tant qu’on croit ; faire ce bien-là, c’est tout simplement ne pas faire le mal : n’être pas égoïste, c’est n’être pas aveugle ou infâme. J’ai une telle pitié de ceux qui tirent vanité de leurs œuvres, que j’ai caché les miennes avec presque autant de soin que le secret de mon mariage et de ta naissance. On n’a rien compris à mon caractère. Je voulais qu’il en fût ainsi. Je n’ai donc pas le droit de me plaindre d’avoir été méconnue.

― Oh ! moi, je vous connais, dit Michel, et mon cœur vous rendra au centuple tout le bonheur dont vous avez été privée.

― Je le sais, dit-elle, tes larmes me le prouvent, et je le sens ; car, depuis que tu es là, si je n’avais eu mon histoire à te raconter, j’aurais oublié que j’ai été malheureuse.

― Merci ! ô merci ! mais ne dites pas que vous me laissez libre de mes actions et de ma conduite : je ne suis qu’un enfant, et je me sens si peu de chose auprès de vous que je ne veux jamais voir que par vos yeux, agir que d’après vos ordres. Je vous aiderai à porter le fardeau de la richesse et de l’aumône ; mais je serai votre homme d’affaires, rien de plus. Moi, riche et prince ! moi, revêtu d’une autorité quelconque quand vous êtes là ! quand je suis votre fils !

― Mon enfant, il faut être un homme. Je n’ai pas eu le bonheur de t’élever ; je ne l’eusse pas fait mieux que le vénérable Pier-Angelo. Mon affaire, maintenant, est de t’aimer, rien de plus, et c’est assez. Pour justifier mon amour, tu n’auras pas besoin que les portraits de tes ancêtres te disent jamais : « Je ne suis pas content de vous. » Tu ferasen sorte d’entendre toujours ta mère te dire : « Je suis contente de toi ! »

« Mais écoute, Michel !… les cloches sonnent… toutes les cloches de la ville sonnent le glas d’une agonie, et c’est pour un grand personnage !… C’est ton parent, c’est ton ennemi, c’est le cardinal de Palmarosa qui va rendre à Dieu ses comptes terribles. Il fait jour, séparons-nous ! Va prier pour que Dieu lui soit miséricordieux. Moi, je vais recevoir son dernier soupir ! »

XLVI.

ÉPANOUISSEMENT.


Tandis que la princesse sonnait sa camériste et ordonnait qu’on mît les chevaux à son carrosse pour aller remplir ses derniers devoirs envers le cardinal mourant, Michel descendait dans le parc par l’escalier de lave du parterre ; mais lorsqu’il n’était encore qu’à moitié de cet escalier, il aperçut messire Barbagallo, qui déjà était debout et commençait sa consciencieuse journée de surveillance, bien éloigné, le brave homme, de croire que ce riche palais et ces beaux jardins n’étaient plus que l’enseigne trompeuse et le vain simulacre d’une fortune opulente. À ses yeux, dépenser ses revenus en aumônes était une habitude seigneuriale et respectable. Il secondait honnêtement la princesse dans ces œuvres de charité. Mais entamer son capital eût été une faute immense, contraire à la dignité héréditaire d’un grand nom ; et si Agathe l’eût éclairé ou consulté à cet égard, il n’eût pas eu assez de toute son érudition généalogique pour lui prouver qu’aucun Palmarosa n’eût commis ce crime de lèse-noblesse, à moins d’y être invité par son roi. Se dépouiller de sa véritable puissance pour des misérables ! Fi ! À moins qu’il ne s’agît d’un hospice, d’un monastère à fonder, monuments qui demeurent et font passer à la postérité la gloire et la vertu du fondateur, et au lieu d’effacer l’éclat d’un nom, lui donnent un nouveau lustre.

Michel, en voyant le majordome lui barrer innocemment le passage, car Barbagallo s’obstinait à contempler un arbuste de l’Inde qu’il avait planté lui-même au bas de l’escalier, prit le parti de baisser la tête et de passer vite sans lui rien expliquer. Quelques heures plus tard, il n’aurait plus à se cacher ; mais, par convenance, il valait mieux attendre la déclaration publique de la princesse.

Mais le majordome semblait être planté à côté de son arbuste. Il s’étonnait que le climat de Catane, qui selon lui était le premier climat du monde, ne convînt pas mieux que celui du tropique à cette plante précieuse ; ce qui prouve qu’il entendait mieux la culture des arbres généalogiques que celle des arbres réels. Il s’était baissé et presque couché à terre pour voir si un ver rongeur n’attaquait point les racines de la plante languissante.

Michel, arrivé aux derniers degrés du rocher, prit le parti de sauter par-dessus messire Barbagallo, qui fit un grand cri, pensant peut-être que c’était le commencement d’une éruption volcanique, et qu’une pierre lancée de quelque cratère voisin venait de tomber à côté de lui.

Le gémissement qu’il fit entendre eut un son rauque si comique, que Michel éclata de rire.

« Cristo ! » s’écria le majordome en reconnaissant le jeune artiste, que la princesse lui avait ordonné de traiter avec beaucoup d’égards désormais, mais qu’il était bien loin de croire le fils ou l’amant d’Agathe.

Mais, le premier effroi passé, il essaya de rassembler ses idées, pendant que Michel s’éloignait rapidement à travers le jardin. Il comprit que le fils de Pier-Angelo sortait du parterre avant le lever du soleil ; du parterre de la princesse ! ce sanctuaire réservé et fortifié, où un amant favorisé pouvait seul pénétrer pendant la nuit !

« Un amant à la princesse Agathe ! et un tel amant ! lorsque le marquis de la Serra, à peine digne d’aspirer à l’honneur de lui plaire, n’entrait et ne sortait jamais que par la grande porte du palais !… »

Cela était impossible à supposer. Aussi, maître Barbagallo, ne pouvant rien objecter à un fait aussi palpable, et ne voulant point se permettre de le commenter, se borna-t-il à répéter : « Cristo ! » Et, après être resté immobile durant une ou deux minutes, il prit le parti de vaquer à ses occupations comme à l’ordinaire, et de s’interdire la faculté de penser à quoi que ce soit jusqu’à nouvel ordre.

Michel n’était guère moins étonné de sa propre situation, que le majordome de ce qu’il venait de voir. De tous les rêves qu’il avait cru faire depuis trois jours, le plus inattendu, le plus prodigieux, à coup sûr, était celui qui venait de couronner et d’expliquer les autres. Il marchait devant lui, et l’instinct de l’habitude le conduisait vers la maison du faubourg sans qu’il sût où il allait. Il regardait tous les objets qui frappaient sa vue comme des objets nouveaux. La splendeur des palais et la misère des habitations du peuple lui présentaient un contraste qui ne l’avait jamais attristé que comme un fait