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LE PICCININO.

maintenant je suis si heureux, malgré ce que nous venons de souffrir, qu’il me semble que je ne dormirai plus jamais. Je cherchais le sommeil pour vous retrouver dans mes rêves : à présent que le rêve s’est transporté dans ma vie réelle, je craindrais d’en perdre la notion en dormant. C’est à vous de vous reposer, ma mère… Ah ! que ce nom est doux, ma mère !

― Je n’ai pas plus envie de dormir que toi, dit-elle, je ne voudrais plus te quitter un instant. Et puisque le Piccinino me fait toujours trembler pour ta vie, quoi qu’il puisse en résulter, tu resteras avec moi jusqu’au jour. Je vais m’étendre sur mon lit, puisque tu le veux ; assieds-toi sur ce fauteuil, ta main dans la mienne, et si je n’ai plus la force de te parler, je t’entendrai du moins ; nous avons tant de choses à nous dire ! Je veux savoir ta vie depuis le premier jour que tu peux te rappeler jusqu’à celui-ci. »

Ils passèrent ainsi deux heures qui s’envolèrent pour eux comme deux minutes ; Michel dit toute sa vie, en effet, et n’en cacha pas même les émotions récentes. L’espèce d’attrait enthousiaste qu’il avait éprouvé pour sa mère sans la connaître, ne soulevait plus dans sa pensée aucune question délicate qui ne pût se traduire par des mots dignes de la sainteté de leurs nouvelles relations. Ceux dont il s’était servi avec lui-même avaient changé de sens, et ce qu’ils avaient pu avoir d’impropre s’était effacé comme les vagues paroles qu’on prononce dans la fièvre, et qui ne laissent pas de traces quand la raison et la santé sont revenues.

Et puis, d’ailleurs, Michel, sauf quelques mouvements de vanité, n’avait rien rêvé dont il eût à rougir maintenant vis-à-vis de lui-même. Il s’était cru aimé, il ne s’était guère trompé ! Il avait été envahi par une passion ardente, et il sentait qu’il n’aimait pas Agathe, devenue sa mère, avec moins d’enthousiasme, de reconnaissance, et même de jalousie, qu’il ne l’avait aimée une heure auparavant. Il s’expliquait maintenant pourquoi il ne l’avait jamais vue sans un élan infini de son âme vers elle, sans un intérêt tout-puissant, sans un sentiment d’orgueil secret qui avait comme un contre-coup en lui-même. Il se rappelait comment, la première fois qu’il l’avait vue, il lui avait semblé l’avoir vue de tout temps ; et quand il lui demanda l’explication de ce miracle, « Regarde-toi dans une glace, lui dit-elle, et tu verras que mes traits te présentaient ta propre image ; cette ressemblance que Pier Angelo remarquait sans cesse avec joie, et qui m’enorgueillissait, me faisait pourtant trembler pour toi. Heureusement, elle n’a frappé personne, si ce n’est peut-être le cardinal, qui a fait arrêter sa chaise pour te regarder, le jour où tu te trouvais arrivé, et comme guidé par une main invisible, à la porte du palais de tes ancêtres. Mon oncle était jadis le plus soupçonneux et le plus clairvoyant des persécuteurs et des despotes. Certes, s’il t’eût vu avant de tomber en paralysie, il t’eût reconnu et fait jeter en prison, puis conduire en exil… peut-être assassiner ! sans t’avoir adressé une seule question. Tout affaibli qu’il était, il y a dix jours, il a attaché sur toi un regard qui avait éveillé les soupçons de Ninfo, et ses souvenirs s’étaient éclaircis jusqu’à vouloir s’enquérir de ton âge. Qui sait quelle fatale lumière se fût faite dans son cerveau, si la Providence ne t’eût inspiré de répondre que tu avais vingt-un ans au lieu de dix-huit !

― J’ai dix-huit ans, reprit Michel, et vous, ma mère ? vous me semblez aussi jeune que moi ?

― J’en ai trente-deux, répondit Agathe, ne le savais-tu pas ?

― Non ! on aurait pu me dire que vous étiez ma sœur, je l’aurais cru en vous voyant ! Oh ! quel bonheur que vous soyez si belle et si jeune encore ! Vous vivrez autant que moi, n’est-ce pas ? Je n’aurai pas le malheur de vous perdre !… Vous perdre… Ah ! maintenant que ma vie est liée à la vôtre, la mort me fait peur, je ne voudrais mourir ni avant ni après vous !… Mais, est-ce donc la première fois que nous nous trouvons réunis ? Je cherche dans les vagues souvenirs de ma première enfance avec l’espoir d’y ressaisir quelque chose de vous…

― Mon pauvre enfant, dit la princesse, je ne t’avais jamais vu avant le jour où, te regardant par une rosace de la galerie où je dormais, je ne pus retenir un cri d’amour et de joie douloureuse qui te réveilla. Je ne connaissais même pas ton existence, il y a trois mois. Je te croyais mort le jour de ta naissance. Autrement, crois-tu donc que tu ne m’aurais pas vue accourir à Rome, sous un déguisement, pour te prendre dans mes bras et t’arracher aux dangers de l’isolement ? Le jour où Pier-Angelo m’apprit qu’il t’avait sauvé des mains d’une infâme accoucheuse qui allait te jeter dans un hospice par l’ordre de mes parents, qu’il s’était enfui avec toi en pays étranger, et qu’il t’avait élevé comme son fils, j’allais partir pour Rome. Je l’aurais fait, sans la prudence de Fra-Angelo, qui me démontra que ta vie serait en danger tant que durerait celle du cardinal, et qu’il valait mieux attendre sa fin que de nous exposer tous à des soupçons et à des recherches. Ah ! mon fils, que j’ai souffert, tant que j’ai vécu seule avec les affreux souvenirs de ma jeunesse ! Flétrie dès l’enfance, maltraitée, enfermée et persécutée par ma famille, pour n’avoir jamais voulu révéler le nom de l’homme que j’avais consenti à épouser dès les premiers symptômes de ma grossesse ; séparée de mon enfant et maudite pour les larmes que sa prétendue mort m’arrachait, menacée de le voir périr sous mes yeux, quand je m’abandonnais à l’espérance qu’on m’avait trompée, j’ai vu s’écouler le plus beau temps de la vie dans les pleurs du désespoir et les frissons de l’épouvante.

« Je t’ai donné le jour dans cette chambre, Michel, à la place où nous voici. C’était alors une espèce de grenier longtemps inhabité qu’on avait converti en prison pour cacher la honte de mon état. On ne savait pas ce qui m’était arrivé. J’aurais à peine pu le dire, je l’avais à peine compris, tant j’étais jeune et pure d’imagination. Je pressentais que le récit de la vérité attirerait sur l’enfant que je portais dans mon sein, et sur son père, de nouvelles catastrophes. Ma gouvernante était morte le lendemain de notre désastre, sans pouvoir ou sans vouloir parler. Personne ne put m’arracher mon secret, même pendant les douleurs de l’enfantement ; et lorsque, comme des inquisiteurs, mon père et mon oncle, debout et insensibles auprès de mon lit, me menaçaient de la mort si je ne confessais ce qu’ils appelaient ma faute, je me bornais à répondre que j’étais innocente devant Dieu, et qu’à lui seul appartenait de punir ou de sauver le coupable.

« S’ils ont découvert, depuis, que j’étais la femme de Castro-Reale, c’est ce que je n’ai jamais pu savoir ; jamais son nom n’a été prononcé devant moi, jamais je n’ai été interrogée sur son compte. S’ils l’ont fait assassiner, et si l’abbé Ninfo les a aidés à le surprendre, comme le prétend Carmelo, c’est ce que je ne sais pas non plus, et ce dont, malheureusement, je ne puis les croire incapables.

« Je sais seulement qu’à l’époque de sa mort, et lorsque j’étais à peine rétablie de la crise de l’enfantement, ils voulurent me forcer à me marier. Jusque-là ils m’avaient présenté comme un éternel châtiment l’impossibilité de m’établir. Ils me tirèrent de ma prison où j’avais été gardée avec tant de soin que l’on me croyait au couvent, à Palerme, et que rien n’avait transpiré au dehors. J’étais riche, belle, et de haute naissance. Vingt partis se présentèrent. Je repoussai avec horreur l’idée de tromper un honnête homme, ou de me confesser à un homme assez lâche pour m’accepter à cause de ma fortune. Ma résistance irrita mon père jusqu’à la fureur. Il feignit de me reconduire à Palerme. Mais il me ramena la nuit, dans cette chambre, et m’y tint encore enfermée une année entière.

« Cette prison était horrible, étouffante comme les plombs de Venise, car le soleil dardait sur une mince terrasse de métal, cet étage du palais n’ayant jamais été terminé, et n’étant couvert que provisoirement. J’y endurai la soif, les moustiques, l’abandon, l’isolement, le défaut d’air et de mouvement si nécessaires à la jeunesse. Et pourtant, je n’y mourus point, je n’y contrac-