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LE PICCININO.

ma mission, à moi, c’est de venger la mort de mon père, comme la tienne à toi, Michel, c’est de faire cause commune avec ceux qui l’ont ordonnée.

― Grand Dieu ! dit Agathe sans se préoccuper davantage des accusations du Piccinino, chaque jour amènera donc la découverte d’un nouvel acte de fureur et de vengeance dans ma famille !… Ô sang des Atrides, que les furies ne vous réveillent jamais dans les veines de mon fils ! Michel, que de devoirs ta naissance t’impose ! Par combien de vertus ne dois-tu pas racheter tant de forfaits commis avant et depuis ta naissance ! Carmelo, vous croyez que votre frère se tournera un jour contre son pays et contre vous ! S’il en était ainsi, je vous demanderais de le tuer, aujourd’hui qu’il est pur et magnanime ; car je sais, hélas ! ce que deviennent les hommes qui abjurent l’amour de leur patrie et le respect dû aux vaincus !

― Le tuer tout de suite ? dit le Piccinino ; j’aurais bien envie de prendre au mot cette métaphore ; ce ne serait pas long, car ce Sicilien de fraîche date ne sait pas plus manier un couteau que moi un crayon. Mais je ne l’ai pas fait hier soir quand l’idée m’en est venue sur la tombe de notre père, et j’attendrai que ma colère d’aujourd’hui soit tombée ; car il ne faut tuer que de sang-froid et par jugement de la logique et de la conscience.

« Ah ! Michel de Castro-Reale, je ne te connaissais pas hier, quoique l’abbé Ninfo t’eût désigné déjà à ma vengeance. J’étais jaloux de toi parce que je te croyais l’amant de celle qui se dit ta mère aujourd’hui, mais j’avais un pressentiment que cette femme ne méritait pas l’amour qui commençait à m’enflammer pour elle, et, en te voyant brave devant moi, je me disais : « Pourquoi tuer un homme brave pour une femme qui peut être lâche ? »

― Taisez-vous, Carmelo, s’écria Michel en ramassant son stylet ; que je connaisse ou non l’art du couteau, si vous ajoutez une parole de plus à vos outrages contre ma mère, j’aurai votre vie ou vous aurez la mienne.

― Tais-toi toi-même, enfant, dit le Piccinino en présentant sa poitrine demi-nue à Michel avec un air de dédain ; la vertu du monde légal rend lâche, et tu l’es aussi, toi qui as été nourri des idées de ce monde-là ; tu n’oserais seulement égratigner ma peau de lion, parce que tu respectes en moi ton frère. Mais je n’ai pas ces préjugés, et je te le prouverai, un jour où je serai calme ! Aujourd’hui, je suis indigné, j’en conviens, et je veux te dire pourquoi : c’est qu’on m’a trompé, et que je ne croyais aucun être humain capable de se jouer de ma crédulité ; c’est que j’ai ajouté foi à la parole de cette femme lorsqu’elle m’a dit hier, dans ce parterre dont j’entends d’ici murmurer les fontaines, et sous le regard de cette lune, qui paraissait moins pure et moins calme que son visage : « Que peut-il y avoir de commun entre cet enfant et moi ? » Quoi de commun ? et tu es son fils ! et tu le savais, toi qui m’as trompé aussi !

― Non, je ne le savais pas ; et quant à ma mère…

― Ta mère et toi, vous êtes deux froids serpents, deux Palmarosa venimeux ! Ah ! je hais cette famille qui a tant persécuté mon pays et ma race, et j’en ferai quelque jour un rude exemple, même sur ceux qui prétendent être bons patriotes et seigneurs populaires. Je hais tous les nobles, moi ! et tremblez devant ma sincérité, vous autres dont la bouche souffle le froid et le chaud ! Je hais les nobles depuis un instant, depuis que je vois que je ne le suis pas, puisque j’ai un frère légitime et que je ne suis qu’un bâtard. Je hais le nom de Castro-Reale, puisque je ne puis le porter. Je suis envieux, vindicatif et ambitieux aussi, moi ! mon intelligence et mon habileté justifiaient en moi cette prétention un peu mieux que l’art de la peinture chez le nourrisson des Muses et de Pier-Angelo ! J’aurais été plus loin que lui si nos conditions fussent restées ce qu’elles étaient. Et ce qui rend ma vanité plus supportable que la tienne, prince Michel, c’est que je la proclame avec fierté, tandis que tu la caches honteusement, sous prétexte de modestie. Enfin je suis l’enfant de la nature sauvage et de la liberté volontaire, tandis que tu es l’élève de la coutume et de la peur. Je pratique la ruse à la manière des loups, et ma ruse me mène au but. Tu joues avec le mensonge, à la manière des hommes, et tu manqueras toujours le but, sans avoir le mérite de la sincérité. Voilà notre vie à tous les deux. Si la tienne me gêne trop, je me débarrasserai de toi comme d’un obstacle, entends-tu ? Malheur à toi si tu m’irrites ! Adieu ; ne souhaite pas de me revoir ; voilà mon salut fraternel !

« Et quant à vous, princesse de Castro-Reale, dit-il en saluant Agathe avec ironie, vous qui eussiez bien pu vous dispenser de me laisser ramper à vos pieds, vous qui n’avez pas un rôle bien clair dans la catastrophe de la croix du Destatore, vous qui ne m’avez pas jugé digne de savoir vos mésaventures de jeunesse, et qui préfériez passer à mes yeux pour une vierge sans tache, sans vous soucier de me faire languir dans une attente insensée de vos précieuses faveurs, je vous souhaite d’heureux jours dans l’oubli de ce qui s’est passé entre nous, mais je m’en souviendrai, moi, et je vous avertis, Madame, que vous avez donné un bal sur un volcan, au réel comme au figuré.

En parlant ainsi, le Piccinino s’enveloppa la tête et les bras de son manteau, passa dans le boudoir, et, sans daigner attendre qu’on lui ouvrît les portes, il traversa d’un bond une des larges vitres qui donnaient sur le parterre. Puis il revint vers cette porte de la galerie dont il n’avait pas voulu franchir le seuil, et, à la manière des anciens fauteurs des Vêpres de Sicile, il entailla d’une croix, faite avec son poignard, l’écusson des Palmarosa, sculpté sur cette porte. Peu d’instants après, il était sur la montagne, fuyant comme une flèche.

« Ô ma mère ! s’écria Michel en pressant dans ses bras Agathe oppressée, vous vous êtes fait un ennemi implacable pour me préserver d’ennemis imaginaires ou impuissants ! Tendre mère, mère adorée, je ne te quitterai plus, ni jour ni nuit. Je coucherai en travers de ta porte, et si l’amour de ton fils ne peut te préserver, c’est que la Providence abandonne entièrement les hommes !

― Mon enfant, dit Agathe en l’étreignant dans ses bras, rassure-toi. Je suis navrée de tout ce que cet homme m’a remis devant les yeux, mais non effrayée de son injuste colère. Le secret de ta naissance ne pouvait lui être révélé plus tôt, car tu vois l’effet qu’a produit cette révélation. Mais le moment est venu où je n’ai plus à craindre pour toi que son ressentiment personnel, et celui-ci, nous l’apaiserons. La vengeance des Palmarosa va s’éteindre avec le dernier souffle que le cardinal Ieronimo exhale peut-être en cet instant. Si c’est une faute de l’avoir conjurée à l’aide de Carmelo, cette faute appartient à Fra-Angelo, qui croit connaître les hommes parce qu’il a toujours vécu avec des hommes en dehors de la société, les brigands et les moines. Mais je me fie encore à ses grands instincts. Cet homme, qui vient de se montrer à nous si méchant, et que je ne puis voir sans une souffrance mortelle, parce qu’il me rappelle l’auteur de toute mon infortune, n’est peut-être pas indigne du bon mouvement qui t’a porté à lui donner le nom de frère. C’est un tigre dans la colère, un renard dans la réflexion ; mais entre ses heures de rage et ses heures de perfidie, il doit y avoir des heures d’abattement, où le sentiment humain reprend ses droits et lui arrache des larmes de regret et de désir : nous le ramènerons, je l’espère ! La loyauté et la bonté doivent trouver le défaut de sa cuirasse. Au moment où il te maudissait, je l’ai vu hésiter, retenir des pleurs. Son père… ton père, Michel ! avait une profonde et ardente sensibilité jusqu’au milieu de ses habitudes de démence sinistre… Je l’ai vu sangloter à mes pieds après m’avoir presque étranglée pour étouffer mes cris… Je l’ai vu ensuite repentant devant l’autel, lorsqu’il m’épousa, et, malgré la haine et l’épouvante qu’il m’inspira toujours, je me suis repentie moi-même, à l’heure de sa mort, de ne lui avoir pas pardonné. J’ai tremblé à son souvenir, mais je n’ai jamais osé maudire sa mémoire ; et, depuis que je t’ai retrouvé, ô mon fils bien-aimé ! j’ai essayé de le réhabiliter à mes propres yeux, afin de n’avoir point à le condamner devant toi. Ne rougis donc point de por-