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LE PICCININO.

nière à empêcher Agathe d’éviter plus longtemps des explications délicates.

« Capitaine, dit-elle en s’efforçant de sourire, vous me jugez mal si vous croyez que je veux me délivrer du fardeau de la reconnaissance envers vous. Ma répugnance à reprendre cet acte, qui représente pour moi la possession de grandes richesses, devrait vous prouver ma confiance en vous et l’intention où je suis de vous laisser disposer vous-même de tout ce qui m’appartient.

― Je ne comprends pas, Madame, répondit Carmelo en s’agitant sur sa chaise. Vous avez donc cru que je venais à votre secours pour faire une affaire, et rien de plus ?

― Capitaine, reprit Agathe sans se laisser émouvoir par l’indignation feinte ou réelle du Piccinino, vous vous intitulez vous-même, et avec raison, le justificier d’aventure. C’est-à-dire que vous rendez la justice suivant votre cœur et votre conscience, sans vous soucier des lois officielles, qui sont fort souvent contraires à celles de la justice naturelle et divine. Vous secourez les faibles, vous sauvez les victimes, vous protégez ceux dont les sentiments et les opinions vous paraissent mériter votre estime, contre ceux que vous regardez comme les ennemis de votre pays et de l’humanité. Vous punissez les lâches et vous empêchez l’accomplissement de leurs perfides desseins. Tout cela est une mission que le monde légal ne comprend pas toujours, mais dont je connais le mérite sérieux et la tournure héroïque. Ai-je donc besoin de vous tranquilliser sur l’estime que je fais de vous, et trouvez-vous que j’aie manqué à vous la témoigner ?

« Mais puisque le monde officiel renie votre intervention, et que, pour la continuer, vous êtes forcé de vous créer par vous-même des ressources d’une certaine importance, il serait insensé, il serait indiscret de réclamer votre protection sans avoir songé à vous offrir les moyens de l’exercer et de l’étendre davantage. J’y avais songé, moi, je le devais, et je m’étais promis de ne point traiter avec vous comme avec un avocat ordinaire, mais de vous laisser régler vous-même le prix de vos généreux et loyaux services. J’aurais cru vous faire injure en les taxant. À mes yeux, ils sont inappréciables : c’est pourquoi, en vous offrant de puiser à discrétion à une fortune princière, je serai encore obligée de compter sur votre modestie et votre désintéressement pour me croire acquittée avec vous.

― Ce sont là de bien flatteuses paroles, et le doux parler de Votre Altesse me charmerait si j’étais dans les idées qu’elle me suppose. Mais si elle daignait ne pas refuser de s’asseoir un instant pour m’entendre, je pourrais lui expliquer les miennes sans craindre d’abuser de la patience qu’elle m’accorde. »

« Allons ! pensa Agathe en s’asseyant à quelque distance du Piccinino, la persistance de cet homme est comme la destinée, inévitable. »

« J’aurai bientôt dit, reprit le Piccinino avec un malin sourire, lorsqu’il la vit enfin assise. Je fais mes affaires en faisant celles des autres, cela est vrai ; mais chacun entend les profits de la vie comme il s’y sent porté par la circonstance. Avec certaines gens, il n’y a que de l’or à réclamer. Ce sont les cas vulgaires, le courant, comme on dit, je crois. Mais avec certaines autres personnes, riches de plus de qualités et de charmes encore que de ducats, l’homme intelligent aspire à de plus délicates récompenses. La richesse matérielle d’une personne comme la princesse Agathe est bien peu de chose en comparaison des trésors de générosité et de sensibilité que son cœur renferme… Et l’homme d’action qui s’est voué à la servir, s’il l’a fait avec une certaine promptitude et un certain zèle, n’est-il pas libre d’aspirer à quelque jouissance plus noble que celle de puiser dans sa bourse ? Oui, certes, il est des joies morales plus élevées et au prix desquelles l’offre de votre fortune me satisfait si peu, qu’elle blesse mon intelligence et mon cœur comme un affront. »

Agathe commença à se sentir gagner par la peur, car le Piccinino s’était levé et s’approchait d’elle. Elle n’osait changer de place, elle craignait de pâlir et de trembler ; et pourtant, quelque brave qu’elle fût, la figure et la voix de ce jeune homme lui faisaient un mal affreux. Son costume, ses traits, ses manières, son organe, réveillaient en elle un monde de souvenirs, et quelque effort qu’elle fît pour l’élever au niveau de son estime et de sa gratitude, une aversion invincible fermait son âme à de tels sentiments. Elle avait si longtemps refusé à Fra-Angelo d’accepter cette intervention, que, certes, elle eût persisté à ne jamais y recourir, si elle n’eût été certaine que l’abbé Ninfo l’avait pressé de faire assassiner ou enlever Michel, en lui montrant le testament comme moyen de récompenser ses services.

Mais il était trop tard. Le noble et naïf capucin de Bel-Passo n’avait pas prévu que son élève, qu’il s’était habitué à regarder comme un enfant, pourrait devenir amoureux d’une femme plus âgée que lui de quelques années. Et pourtant quoi de plus facile à prévoir ? Mais les personnes qu’on respecte beaucoup n’ont pas d’âge. Pour Fra-Angelo, la princesse de Palmarosa, sainte Agathe de Catane, et la madone, n’avaient même plus de sexe. Si quelqu’un eût troublé son sommeil pour lui dire qu’en cet instant Agathe courait de grands dangers auprès de son élève, il se fût écrié : Ah ! le méchant enfant aura vu ses diamants ! Et, tout en se mettant en route pour voler au secours de la princesse, il se fût dit encore que, d’un mot, elle pouvait le tenir à distance ; mais ce mot, Agathe éprouvait une répugnance insurmontable à le prononcer, et elle espérait toujours n’être pas forcée d’en venir là.

« Je comprends fort bien, monsieur le capitaine, dit-elle avec une froideur croissante, que vous me demandez mon estime pour toute récompense ; mais je répète que je vous l’ai prouvée en cette occasion même, et je crois que votre fierté doit être satisfaite.

― Oui, Madame, ma fierté ; mais il ne s’agit pas de ma fierté seulement. Vous ne la connaissez pas assez d’ailleurs pour en mesurer la portée et pour savoir si elle n’est pas au-dessus de tous les sacrifices d’argent que vous pourriez faire en ma faveur. Je ne veux pas de votre testament, je ne veux y avoir jamais aucune part, entendez-vous bien ? »

Et il s’agenouilla devant elle, et prit sa main avec une énergie farouche.

Agathe se leva, et, s’abandonnant à un mouvement d’indignation peut-être irréfléchi, elle prit le testament sur la console. « Puisqu’il en est ainsi, dit-elle en essayant de le déchirer, autant vaut que cette fortune ne soit ni à vous ni à moi ; car c’est là le moindre service que vous m’ayez rendu, capitaine ; et, s’il n’eût été lié à un autre plus important, je ne vous l’eusse jamais demandé. Laissez-moi anéantir ce titre, et ensuite vous pourrez me demander une part légitime dans mes affectations, sans que je rougisse de vous écouter. »

Mais le parchemin résista aux efforts de ses faibles mains, et le Piccinino eut le temps de le lui ôter et de le placer sous un gros bloc de mosaïque romaine qui ornait le dessus de la console et qu’elle aurait eu encore plus de peine à soulever.

« Laissons cela, dit-il en souriant, et n’y pensons plus. Supposons même que ce testament n’ait jamais existé ; sachons bien qu’il ne peut pas être un lien entre nous, et que vous ne me devez rien, en échange de votre fortune. Je sais que vous êtes assez riche déjà pour vous passer de ces millions ; je sais aussi que, n’eussiez-vous rien, vous n’accorderiez pas votre amitié pour un service d’argent que vous comptiez payer avec de l’argent. J’admire votre fierté, Madame, je la comprends et je suis fier de la comprendre. Ah ! maintenant que cette prosaïque pensée est écartée de nos cœurs, je me sens bien plus heureux, car j’espère ! Je me sens aussi bien plus hardi, car l’amitié d’une femme comme vous me paraît si désirable que je risquerais tout pour l’obtenir.

― Ne parlez pas encore d’amitié, dit Agathe en le repoussant, car il commençait à toucher à ses longues tresses de cheveux et à les rouler autour de son bras comme pour s’enchaîner à elle ; parlez de la reconnaissance que je vous dois ; elle est grande, je ne la renierai