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LE PICCININO.

tu crains que je ne te maudisse ? Oh ! mon Dieu ! est-ce possible ! Et ce qui se passe dans ton cœur ne te révèle-t-il pas l’amour dont le mien est rempli ? »

En parlant ainsi, la belle Agathe jeta ses deux bras autour du cou de Michel, et, attirant, sa tête contre son sein, elle la couvrit de baisers ineffables.

Michel avait dix-huit ans, une âme de feu, une organisation inquiète et dévorante, un grand orgueil, un esprit entreprenant. Toutefois, son âme était pure comme son âge, et le bonheur le trouva chaste et religieusement prosterné. Toute sa jalousie, tous ses soupçons outrageants s’évanouirent. Il ne songea plus à se demander comment une personne si austère et qui passait pour n’avoir jamais eu d’amant, pouvait tout à coup, à la première vue, s’éprendre d’un enfant tel que lui, et le lui déclarer avec un abandon si complet. Il ne sentit que la joie d’être aimé, une reconnaissance enthousiaste et sans bornes, une adoration fervente, aveugle. Des bras d’Agathe il tomba à ses pieds et les couvrit de baisers passionnés, presque dévots.

« Non, non, pas à mes pieds, sur mon cœur ! » s’écria la princesse ; et l’y retenant longtemps avec une étreinte exaltée, elle fondit en larmes.

Ces larmes étaient si vraies, elles avaient une si sainte éloquence, que Michel fut inondé de sympathie. Son sein se gonfla et se brisa en sanglots, une volupté divine effaça toute idée de volupté terrestre. Il s’aperçut que cette femme ne lui inspirait aucun désir profane, qu’il était heureux et non agité dans ses bras, que mêler ses larmes aux siennes et se sentir aimé d’elle était un bonheur plus grand que tous les transports que sa jeunesse avait rêvés ; qu’enfin il la respectait jusqu’à la crainte en la tenant pressée sur son cœur, et que jamais, entre elle et lui, il n’y aurait une pensée que les anges ne pussent lire en souriant.

Il sentit tout cela confusément sans doute, mais si profondément et d’une façon tellement victorieuse, qu’Agathe ne se douta jamais du mauvais mouvement de fatuité qui l’avait attiré à ses pieds quelques minutes auparavant.

Alors Agathe, levant vers le ciel ses beaux yeux humides, pâle au clair de la lune, et comme ravie dans une divine extase, s’écria avec transport : « Ô mon Dieu ! que je te remercie ! Voici le premier moment de bonheur que tu me donnes ; mais je ne me plains pas de l’avoir attendu si longtemps : car il est si grand, si pur, si complet, qu’il efface et rachète toutes les douleurs de ma vie ! »

Elle était si belle, elle parlait avec un enthousiasme si sincère, que Michel crut voir une sainte des anciens jours. « Ô mon Dieu ! mon Dieu ! dit-il d’une voix étouffée, moi aussi je te bénis ! qu’ai-je fait pour mériter un semblable bonheur ? Être aimé d’elle ! Oh ! c’est un rêve, je crains de m’éveiller !

― Non, ce n’est pas un rêve, Michel, reprit la princesse en reportant sur lui son regard inspiré ; c’est la seule réalité de ma vie, et ce sera celle de toute la tienne. Dis-moi, quel autre être que toi pouvais-je aimer sur la terre ? Jusqu’ici je n’ai fait que souffrir et languir ; mais, à présent que tu es là, il me semble que j’étais née pour les plus grandes félicités humaines. Mon enfant, mon bien-aimé, ma consolation souveraine, mon seul amour ! Oh ! je ne puis plus parler, je ne saurais rien te dire, la joie m’inonde et m’accable !…

― Non, non, ne parlons pas, s’écria Michel, aucune parole ne pourrait rendre ce que j’éprouve ; et, grâce au ciel, je ne comprends pas encore toute l’étendue de mon bonheur, car, si je le comprenais, il me semble que j’en mourrais ! »

XLII.

CONTRE-TEMPS.

Des pas qui se firent entendre à peu de distance les arrachèrent tous les deux à cette enivrante divagation. La princesse se leva, un peu effrayée de l’approche de ces promeneurs, et, saisissant le bras de Michel, elle reprit avec lui le chemin de sa villa. Elle marchait plus vite qu’auparavant, soigneusement voilée, mais appuyée sur lui avec une sainte volupté. Et lui, palpitant, éperdu de joie, mais pénétré d’un respect immense, il osait à peine de temps en temps porter à ses lèvres la main d’Agathe qu’il tenait dans les siennes.

Ce ne fut qu’en apercevant devant lui la grille du jardin de la villa qu’il recouvra la parole avec l’inquiétude… « Eh quoi ! déjà vous quitter ? dit-il ; nous séparer si tôt ! C’est impossible ! Je vais expirer d’ivresse et de désespoir.

― Il faut nous quitter ici, dit la princesse. Le temps n’est pas encore venu où nous ne nous quitterons plus. Mais cet heureux jour luira bientôt pour nous. Sois tranquille, laisse-moi faire. Repose-toi sur moi et sur ma tendresse infinie du soin de nous réunir pour jamais.

― Est-ce possible ? ce que j’entends est-il sorti de votre bouche ? Ce jour viendra ! nous serons unis ? nous ne nous quitterons jamais ? Oh ! ne vous jouez pas de ma simplicité ! Je n’ose pas croire à tant de bonheur, et pourtant, quand c’est vous qui le dites, je ne peux pas douter !

― Doute plutôt de la durée des étoiles qui brillent sur nos têtes, doute plutôt de ta propre existence que de la force de mon âme pour vaincre ces obstacles qui te semblent si grands et qui me paraissent à moi si petits désormais ! Ah ! le jour où je n’aurai plus à craindre que le monde, je me sentirai bien forte, va !

― Le monde ! dit Michel, oui, j’y songe ; j’avais oublié tout ce qui n’était pas vous et moi. Le monde vous reniera, le monde s’indignera contre vous, et cela à cause de moi ! Mon Dieu, pardonne-moi les élans d’orgueil que j’ai ressentis ! Je les déteste à présent… Oh ! que personne ne le sache jamais, et que mon bonheur soit enseveli dans le mystère ! Je le veux ainsi, je ne souffrirai jamais que vous vous perdiez pour l’amour de moi.

― Noble enfant ! s’écria la princesse, rassure-toi ; nous vaincrons ensemble ; mais je te remercie de ce mouvement de ton cœur. Oh ! oui, tous tes élans sont généreux, je le sais. Je ne suis pas seulement heureuse, je suis fière de toi ! »

Et elle prit à deux mains la tête de l’enfant pour l’embrasser encore.

Mais Michel crut entendre encore des pas à peu de distance, et la crainte de compromettre cette femme si brave l’emporta sur le sentiment de son bonheur. « Nous pouvons être surpris ou épiés, lui dit-il : je suis sûr qu’on vient par ici. Fuyez ! moi je me tiendrai caché dans ces massifs jusqu’à ce que ces curieux ou ces passants se soient éloignés. Mais à demain, n’est-ce pas ?…

― Oh ! certes, à demain, répondit-elle. Viens ici dès le matin, comme pour travailler, et monte jusqu’à mon casino. »

Elle le pressa encore dans ses bras, et, entrant dans le parc, elle disparut derrière les arbres.

Le bruit qui s’était fait entendre avait cessé, comme si les gens qui s’approchaient avaient changé de direction.

Michel resta longtemps immobile et comme privé de raison. Après tant d’illusions charmantes, après tant d’efforts pour n’y point croire, il retombait plus que jamais sous l’empire des songes, du moins il le craignait. Il n’osait se croire éveillé, il avait peur de faire un pas, un mouvement, qui dissipassent encore une fois le prestige, comme dans la grotte de la Naïade. Il ne pouvait se décider à interroger la réalité. La vraisemblance même l’épouvantait. Comment et pourquoi Agathe l’aimait-elle ? À cela il ne trouvait point de réponse, et alors il repoussait cette interrogation comme un blasphème. « Elle m’aime, elle me l’a dit ! s’écriait-il intérieurement. En douter serait un crime ; si je me méfiais de sa parole, je ne serais pas digne de son amour. »

Et il se plongeait dans un océan de délices. Il élevait ses pensées vers le ciel qui l’avait fait naître si heureux. Il se sentait capable des plus grandes choses, puisqu’il était jugé digne des plus grandes joies. Jamais il n’avait cru avec tant de ferveur à la bonté divine, jamais il ne s’était senti si fier et si humble, si pieux et si brave.

« Ah ! pardonne-moi, mon Dieu, disait-il encore dans son cœur ; jusqu’à ce jour je me croyais quelque chose.