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LE PICCININO.

tait épris de la princesse, il n’avait cessé d’occuper une partie de ses loisirs à lire et à s’instruire dans l’étude des œuvres d’art qu’il avait pu contempler. Il avait employé ses vacances, que les artisans appellent la morte-saison, à parcourir à pied la Sicile et à voir les richesses que l’antiquité a semées sur cette terre, si belle d’ailleurs par elle-même. Tout en se disant qu’il était résolu à rester humble et obscur, et en se persuadant qu’il ne voulait pas déroger à la rude simplicité de sa race, il avait été poussé à s’éclairer par un instinct irrésistible.

L’entretien, devenu général, fut plein d’abandon, de charme et même d’enjouement, grâce aux saillies de Pier-Angelo et aux naïvetés de Mila. Mais ces naïvetés furent si touchantes que, loin de faire souffrir l’amour-propre de Michel en présence de la princesse, elles lui firent apparaître sous un jour nouveau les quinze ans de sa petite sœur. Il est certain qu’il n’avait pas assez tenu compte de l’immense changement qu’une année de plus apporte dans les idées d’une jeune fille de cet âge, lorsque, croyant encore avoir affaire à un enfant irréfléchi et craintif, il avait, d’un mot, cherché à ruiner toutes les espérances de son cœur. Dans chaque parole que disait Mila il y avait pourtant un progrès bien grand de l’intelligence et de la volonté, et le contraste de ce développement de l’esprit avec l’inexpérience, la candeur et l’abandon de l’âme, offrait un spectacle à la fois plaisant et attendrissant. La princesse, avec ce tact délicat que possèdent seules les femmes, faisait ressortir par ses réponses la charmante Mila, et jamais Michel, ni Magnani, ni Pier-Angelo lui-même, ne se fussent avisés auparavant du plaisir qu’on pouvait goûter à causer avec cette jeune fille.

La lune monta, blanche comme l’argent, dans le ciel pur. Agathe proposa une promenade dans les jardins. On partit ensemble ; mais bientôt la princesse s’éloigna avec Magnani, dont elle prit familièrement le bras, et ils se tinrent, pendant une demi-heure, à une telle distance de leurs amis, que souvent même Michel les perdit de vue.

Ce qu’Agathe put dire et confier au jeune artisan, pendant cette promenade, qui parut si longue et si extraordinaire au jeune Michel-Angelo, nous ne le dirons point ici ; nous ne le dirons même pas du tout. Le lecteur le devinera en temps et lieu.

Mais Michel ne pouvait s’en faire la moindre idée, et il était au supplice. Il n’écoutait plus le marquis, il avait besoin de contredire et de tourmenter Mila. Il railla et blâma tout bas sa toilette, et la fit presque pleurer : si bien que la petite lui dit à l’oreille : « Michel, tu as toujours été jaloux, et tu l’es dans ce moment-ci.

― Et de quoi donc ? répondit-il avec amertume : de ta robe rose et de ton collier de perles ?

― Non pas, dit-elle, mais de ce que la princesse témoigne de l’amitié et de la confiance à ton ami. Oh ! quand nous étions enfants, je me souviens bien que tu boudais quand notre mère m’embrassait plus que toi ! »

Lorsque la princesse et Magnani vinrent les rejoindre, Agathe paraissait calme et Magnani attendri. Pourtant sa noble figure était plus sérieuse encore que de coutume, et Michel remarqua que ses manières avaient subi un notable changement. Il ne paraissait plus éprouver la moindre confusion en présence d’Agathe. Lorsqu’elle lui adressait la parole, la réponse ne tremblait plus sur ses lèvres, il ne détournait plus ses regards avec effroi, et, au lieu de cette angoisse terrible qu’il avait montrée auparavant, il était calme, attentif et recueilli. On causa encore quelques instants, puis la princesse se leva pour partir. Le marquis lui offrit sa voiture. Elle la refusa. « J’aime mieux m’en aller à pied, par les sentiers, comme je suis venue, dit-elle ; et, comme il me faut un cavalier quoique nous n’ayons plus d’ennemis à craindre, je prendrai le bras de Michel-Angelo… à moins qu’il ne me le refuse ! » ajouta-t-elle avec un sourire tranquille en voyant l’émotion du jeune homme.

Michel ne sut rien répondre ; il s’inclina et offrit son bras. Une heure plus tôt il aurait été transporté de joie. Maintenant, son orgueil souffrait de recevoir en public une faveur que Magnani avait obtenue en particulier et comme en secret.

Pier-Angelo partit de son côté avec sa fille, à laquelle Magnani n’offrit point le bras. Tant de cérémonie courtoise n’était point dans ses habitudes. Il affectait d’ignorer la politesse par haine pour l’imitation ; mais, au fond, il avait toujours des manières douces et des formes bienveillantes. Au bout de dix pas, il se trouva si près de Mila, que, naturellement, pour l’aider à se diriger dans les ruelles obscures du faubourg, il prit le coude arrondi de la jeune fille dans sa main, et la guida ainsi, en la soutenant, jusque chez elle.

Michel était parti cuirassé dans sa fierté, accusant, in petto, la princesse de caprice et de coquetterie, et bien résolu à ne pas se laisser éblouir par ses avances. Cependant, il s’avouait à lui-même qu’il ne comprenait absolument rien au dépit qu’il ressentait contre elle. Il était forcé de se dire qu’elle était d’une incomparable bonté, et que si, en effet, elle était l’obligée du vieux Pier-Angelo, elle payait sa dette avec tous les trésors de sensibilité et de délicatesse que peut renfermer le cœur d’une femme.

Mais Michel ne pouvait oublier tous les problèmes que son imagination cherchait depuis deux jours à résoudre ; et la manière dont, en ce moment même, la princesse serrait son bras en marchant, comme une amante passionnée ou comme une personne nerveuse peu habituée à la marche, en était un nouveau que n’expliquait pas suffisamment la vraisemblance d’un service rendu par son père à la signora.

Il avança d’abord résolument et en silence, se disant qu’il ne parlerait point le premier, qu’il ne se sentirait point ému, qu’il n’oublierait pas que le bras de Magnani avait pu être pressé de la même façon ; qu’enfin il se tiendrait sur ses gardes : car, ou la princesse Agathe était folle, ou elle cachait, sous les dehors de la vertu et de l’abattement, une coquetterie insensée.

Mais tous ces beaux projets échouèrent bientôt. La région ombragée qu’ils traversaient, parmi des terres cultivées et plantées avec soin, était une suite de petits jardins appartenant à des artisans aisés ou à des bourgeois de la ville. Un joli sentier côtoyait ces enclos, séparés seulement par des buissons, des rosiers ou des plates-bandes d’herbes aromatiques. Çà et là des berceaux de vigne jetaient une ombre épaisse sur les pas de Michel. La lune ne lui prêtait plus que des rayons obliques et incertains. Mille parfums s’exhalaient de la campagne en fleurs, et la mer bruissait au loin d’une voix amoureuse derrière les collines. Les rossignols chantaient dans les jasmins. Quelques voix humaines chantaient aussi à distance et défiaient gaiement l’écho ; mais il n’y avait personne sur le sentier que suivaient Michel et Agathe. Les petits jardins étaient déserts. Michel se sentait oppressé, sa marche se ralentissait, son bras tremblait convulsivement. Une légère brise faisait flotter près de son visage le voile de la princesse, et il s’imaginait entendre des paroles mystérieuses se glisser à son oreille. Il n’osait pas se retourner pour voir si c’était le souffle d’une femme ou celui de la nuit qui le caressait de si près.

« Mon cher Michel, lui dit la princesse d’un ton calme et confiant qui le fit tomber du ciel en terre, je vous demande pardon ; mais il faut que je reprenne haleine. Je n’ai guère l’habitude de marcher, et je me sens très fatiguée. Voici un banc sous une tonnelle de girofliers qui m’invite à m’asseoir cinq minutes, et je ne pense pas que les propriétaires de ce petit jardin me fissent un crime d’en profiter s’ils me voyaient. »

Michel la conduisit au banc qu’elle lui désignait, et, encore une fois ramené à la raison, il s’éloigna respectueusement de quelques pas pour aller contempler une petite fontaine dont le doux gazouillement ne put le distraire de sa rêverie.

« Oui, oui, c’était un rêve, ou bien c’est ma petite sœur Mila qui m’a donné ce baiser. Elle est railleuse et folâtre ! elle eût pu m’expliquer le grand mystère du médaillon, si je l’eusse interrogée franchement et sérieu-