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LE PICCININO.

meura bien longtemps, à ce qu’il paraît, à gagner la porte du fond. Quand il l’eut franchie et refermée avec violence derrière lui, comme s’il se fût cru poursuivi par des spectres, tout rentra dans le silence ; et je ne sache pas que, depuis ce jour-là, les portraits qui sont ici aient jamais repris la parole. »

― Dites le reste, dites le reste, Excellence ! s’écria Fra-Angelo qui avait écouté cette histoire avec des yeux brillants et la bouche entr’ouverte ; car, malgré son intelligence et l’instruction qu’il avait acquise, l’ex-bandit de l’Etna était trop moine et trop Sicilien pour n’y pas ajouter foi jusqu’à un certain point ; dites que, depuis ce moment là, ni l’intendant du palais de Castro-Reale, ni aucun habitant du pays de Palerme n’a jamais revu le prince de Castro-Reale. Il y avait, au bout de cette galerie, un pont-levis qu’on l’entendit franchir, et, comme on trouva son chapeau à plumes flottant sur l’eau, on présuma qu’il s’y était noyé, bien qu’on cherchât vainement son corps.

― Mais la leçon eut un effet plus salutaire, ajouta le marquis. Il s’enfuit dans la montagne, y organisa des partisans, et y combattit dix ans pour sauver ou du moins venger son pays. Fausse ou vraie, l’aventure eut cours assez longtemps, et le nouveau possesseur de Castro-Reale y crut, au point de ne vouloir pas garder ces terribles portraits de famille et de mes les envoyer sur-le-champ.

― Je ne sais si l’histoire est bien certaine, reprit Fra-Angelo. Je n’ai jamais osé le demander au prince ; mais il est certain que la résolution qu’il prit de se faire partisan lui vint dans le manoir de ses ancêtres, la dernière fois qu’il alla le visiter. Il est certain aussi qu’il y éprouva de violentes émotions, et qu’il n’aimait point qu’on lui parlât de ses aïeux. Il est certain encore que sa raison n’a jamais été bien saine depuis ce moment-là, et que, souvent, je l’ai entendu qui disait dans ses jours de chagrin : « Ah ! j’aurais dû me brûler la cervelle en franchissant le pont-levis de mon château pour la dernière fois. »

― Voilà certainement, dit Michel, tout ce qu’il y a de vrai dans ce conte fantastique. N’importe ! Quoiqu’il n’y ait pas la moindre relation entre ces personnages illustres et mon humble naissance, et bien que je ne sache pas avoir à me rien reprocher vis-à-vis d’eux, je serais un peu ému, ce me semble, s’il me fallait passer la nuit, seul, dans cette galerie.

― Moi, dit Pier-Angelo sans fausse honte, je ne crois pas un mot de l’histoire ; et pourtant monsieur le marquis me donnerait sa fortune, et son palais avec, que je n’en voudrais pas à la condition de rester seul une heure, après le soleil couché, avec madame l’abbesse, monseigneur le grand-justicier, et tous les illustres militaires et religieux qui sont ici. Les domestiques ont plus d’une fois essayé de m’y enfermer pour se divertir ; mais je ne m’y laissais pas prendre, car j’aurais plutôt sauté par les fenêtres.

― Et que conclurons-nous de la noblesse à propos de tout cela ? dit Michel en s’adressant au marquis.

― Nous en conclurons, mon enfant, répondit M. de la Serra, que la noblesse privilégiée est une injustice, mais que les traditions et les souvenirs de famille ont beaucoup de force, de poésie et d’utilité. En France, on a cédé à un beau mouvement en invitant la noblesse à brûler ses titres, et elle a accompli un devoir de savoir-vivre et de bon goût en consommant l’holocauste ; mais, ensuite, on a brisé des tombes, exhumé des cadavres, insulté jusqu’à l’image du Christ, comme si l’asile des morts n’était pas sacré, et comme si le fils de Marie était le patron des grands seigneurs et non celui des pauvres et des petits. Je pardonne à tous les délires de cette révolution, et je les comprends peut-être mieux que ceux qui vous en ont parlé, mon jeune ami ; mais je sais aussi qu’elle n’a pas été une philosophie bien complète et bien profonde, et que, par rapport à l’idée de noblesse, comme par rapport à toutes les autres idées, elle a su détruire plus qu’édifier, déraciner mieux que semer. Laissez-moi vous dire encore un mot à ce sujet, et nous irons prendre des glaces au grand air, car je crains que tous ces trépassés ne vous ennuient et ne vous attristent.

XXXVII.

BIANCA.

― Tenez, Michel, poursuivit M. de la Serra en prenant la main de Pier-Angelo dans sa main droite et celle de Fra-Angelo dans sa main gauche : tous les hommes sont nobles ! Et je parierais ma tête que la famille Lavoratori vaut celle de Castro-Reale. Si l’on juge des morts d’après les vivants, voici, certes, deux hommes qui ont dû avoir pour ancêtres des gens de bien, des hommes de tête et de cœur, tandis que le Destatore, mélange de grandes qualités et de défauts déplorables, tour à tour prince et bandit, dévot repentant et suicidé désespéré, a, certes, donné bien des démentis formels à la noblesse des fiers personnages dont l’effigie nous entoure. Si vous êtes riche un jour, Michel, vous commencerez une galerie de famille sans vous en apercevoir, car vous peindrez ces deux belles têtes de votre père et de votre oncle, et vous ne les vendrez jamais.

― Et celle de sa sœur ! s’écria Pier-Angelo, il ne l’oubliera pas non plus, car elle servira de preuve, un jour, que notre génération n’était pas désagréable à voir.

― Eh bien, ne trouvez-vous pas, reprit le marquis en s’adressant toujours à Michel, qu’il y a pour vous une chose, bien regrettable ? C’est que vous n’ayez pas le portrait et que vous ne sachiez pas l’histoire du père de votre père et de votre oncle ?

― C’était un brave homme ! s’écria Pier-Angelo ; il avait servi comme soldat, il fut ensuite bon ouvrier, et je l’ai connu bon père.

― Et son frère était moine comme moi, dit Fra-Angelo. Il fut pieux et sage ; son souvenir m’a beaucoup influencé quand j’hésitais à prendre le froc.

― Voyez l’influence des souvenirs de famille ! dit le marquis. Mais votre grand-père et votre grand-oncle, mes amis, qu’étaient-ils ?

― Quant à mon grand-oncle, répondit Pier-Angelo, je ne sais s’il a jamais existé. Mais mon grand-père était paysan.

― Comment vécut-il ?

― On me l’a dit dans mon enfance probablement, mais je ne m’en souviens pas.

― Et votre bisaïeul ?

― Je n’en ai jamais entendu parler.

― Ni moi non plus, répondit Fra-Angelo ; j’ai quelque vague souvenir que nous avons eu un trisaïeul marin, et des plus braves. Mais son nom m’a échappé. Le nom de Lavoratori ne date pour nous que de deux générations. C’est un sobriquet comme la plupart des noms plébéiens. Il marque la transition du métier dans notre famille, lorsque, de paysan de la montagne, notre grand-père passa à l’emploi d’artisan de la ville. Notre grand-père s’appelait Montanari : c’était un sobriquet aussi ; son grand-père s’appelait autrement, sans doute. Mais là commence pour nous la nuit éternelle, et notre généalogie se plonge dans un oubli qui équivaut au néant.

― Eh bien, reprit M. de la Serra, vous venez de résumer toute l’histoire du peuple dans l’exemple de votre lignée. Deux ou trois générations sentent un lien entre elles ; mais toutes celles qui ont précédé et toutes celles qui suivront leur sont à jamais étrangères. Est-ce que vous trouvez cela juste et digne, mon cher Michel ? N’est-ce pas une sorte de barbarie, un état sauvage, un mépris révoltant de la race humaine, que cet oubli complet du passé, cette insouciance de l’avenir, et cette absence de solidarité pour les générations intermédiaires ?

― Vous avez raison, et je vous comprends, monsieur le marquis, répondit Michel. L’histoire de chaque famille est celle du genre humain, et quiconque sait l’une sait l’autre. Certes, l’homme qui connaît ses aïeux, et qui, dès l’enfance, puise dans l’examen de leurs existences successives une série d’exemples à suivre ou à éviter, porte, pour ainsi dire, la vie humaine plus intense et plus