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LE PICCININO.

― Quoi ! dit le marquis en souriant, vous avez pu lire ici que ce matamore était capitaine sous le règne du roi Manfred, et qu’il avait accompagné Jean de Procida à Constantinople ? C’est admirable ! Quant à moi, je lis l’inscription originale avec les yeux de la foi !

― Vous pouvez être assuré que je ne me trompe pas, reprit Barbagallo. Je connaissais parfaitement ce brave capitaine, et il y a longtemps que je cherchais à retrouver son portrait. »

Pier-Angelo éclata de rire.

« Ah ! vous avez vécu de ce temps-là ! dit-il : je vous savais plus vieux que moi, maître Barbagallo, mais je ne vous croyais pas capable d’avoir vu nos Vêpres siciliennes.

― Que ne les ai-je vues, moi ! dit Fra-Angelo en soupirant.

― Il faut que je vous explique l’érudition de messire Barbagallo et l’intérêt qu’il prend à ma galerie de famille, dit le marquis à Michel. Il a passé sa vie à ce travail de patience, et personne ne connaît comme lui les généalogies de la Sicile. Ma famille est alliée dans le passé à celle de la princesse de Palmarosa, et encore plus à celle des Castro-Reale de Palerme, dont vous avez sans doute entendu parler.

― J’en ai entendu parler beaucoup hier, répondit Michel en souriant.

― Eh bien ! me trouvant le dernier héritier naturel de cette famille, après la mort du célèbre prince surnommé il Destatore, tout ce qui fut recueilli pour moi de cette succession, dont je m’occupai fort peu, je vous assure, fut une collection d’ancêtres que je ne voulais même pas déballer, mais que messire Barbagallo, amoureux de ces sortes de curiosités, prit le soin de débarbouiller, de classer lui-même et de suspendre en bon ordre dans la galerie que vous allez voir. Déjà, dans cette galerie, outre mes aïeux directs, je possédais bon nombre des aïeux de la ligne de Palmarosa, et la princesse Agathe, qui ne prise pas ce genre de collections, m’envoya tous les siens, pensant qu’il valait mieux les réunir dans un seul local. Ç’a été pour maître Barbagallo l’occasion d’un long et minutieux travail, dont il s’est tiré avec honneur. Allons, venez tous, car j’ai bien des personnages à présenter à Michel, et il aura besoin, peut-être, de l’assistance de son père et de son oncle pour tenir tête à tant de morts.

― Je me retire pour ne pas importuner vos Seigneuries, dit maître Barbagallo après les avoir accompagnés jusqu’à la galerie pour y déposer son capitaine sicilien ; je reviendrai une autre fois pour mettre mon tableau en place ; à moins pourtant que M. le marquis ne souhaite que je fasse à maître Michel-Ange Lavoratori, dont je suis le très humble serviteur, aujourd’hui et toujours, l’histoire des originaux des portraits qui sont ici.

― Comment, monsieur le majordome, dit Michel en riant, vous connaissez l’histoire de tous ces personnages ? Il y en a plus de trois cents !

― Il y en a cinq cent trente, Seigneurie, et non-seulement je connais leurs noms et tous les événements de leur vie, avec la date précise, mais encore je sais les noms, le sexe et l’âge de tous les enfants qui sont morts avant que la peinture ait retracé leurs traits pour les transmettre à la postérité. Il y en a eu trois cent vingt-sept, y compris les morts-nés. Je n’ai négligé que ceux qui n’ont pas pu recevoir le baptême.

― Cela est merveilleux ! reprit Michel ; et, puisque vous avez tant de mémoire, à votre place, j’aurais mieux aimé apprendre l’histoire du genre humain que celle d’une seule famille.

― Le genre humain ne me regarde pas, répondit gravement le majordome. Son Excellence le prince Dionigi de Palmarosa, père de la princesse actuelle, ne m’avait pas investi de la fonction d’enseigner l’histoire à ses enfants. Mais, comme j’aimais à m’occuper, et que j’avais beaucoup de temps de reste, dans une maison où l’on n’a jamais donné ni festins ni fêtes depuis deux générations, il me conseilla, pour m’amuser, de résumer l’histoire de sa famille éparse dans une foule de volumes in-folio manuscrits, que vous pourrez voir dans la bibliothèque de Palmarosa, et que j’ai tous examinés, compulsés et commentés jusqu’à un iota.

― Et cela vous a-t-il amusé, en effet ?

― Beaucoup, maître Pier-Angelo, répondit gravement le majordome au vieux peintre qui le raillait.

― Je vois, reprit Michel ironiquement, que vous n’êtes pas un économe ordinaire, Seigneurie, et que vous êtes plus cultivé que vos fonctions ne l’exigeaient.

― Mes fonctions sans être brillantes ont toujours été fort douces, répondit le majordome, même du temps du prince Dionigi, qui n’était doux pour nul autre que pour moi. Il m’avait pris en considération et presque en amitié, parce que j’étais un livre ouvert qu’il pouvait consulter à toute heure sur ses ascendants. Quant à la princesse sa fille, comme elle est bonne pour tout le monde, je ne puis qu’être heureux auprès d’elle. Je fais à peu près tout ce que je veux, et il n’y a qu’une chose qui me chagrine de sa part : c’est qu’elle ait renoncé à sa galerie de famille, qu’elle ne consulte jamais son arbre généalogique, et qu’elle ne daigne rien connaître à la science du blason. Le blason est pourtant une science charmante et que les dames cultivaient autrefois avec succès.

― Maintenant, cela rentre dans les attributions des peintres en décor et des doreurs sur bois, dit Michel en riant de nouveau. Ce sont des ornements heureux dont les vives couleurs et le caractère chevaleresque plaisent aux yeux et à l’imagination : voilà tout.

― Voilà tout ? reprit l’intendant scandalisé ; pardon, Seigneurie, ce n’est pas là tout. Le blason, c’est l’histoire écrite en hiéroglyphes ad hoc. Hélas ! un temps viendra bientôt, peut-être, où l’on ne saura pas mieux lire cette écriture mystérieuse que les caractères sacramentels qui couvrent les tombes et les monuments de l’Égypte ! Pourtant, que de choses profondes et ingénieusement exprimées dans ce langage figuré ! Porter sur un cachet, sur un simple chaton de bague toute l’histoire de sa propre race, n’est-ce pas le résultat d’un art vraiment merveilleux ? Et de quels signes plus concis et plus frappants les peuples civilisés se sont-ils jamais servis ?

― Ce qu’il dit n’est pas sans un fond de raison et de bon sens, dit le marquis à demi-voix en s’adressant à Michel. Mais tu l’écoutes avec un dédain qui me frappe, jeune homme. Eh bien ! dis tout ce que tu penses ; j’aimerais à le savoir, à comprendre si tu es bien fondé à te railler de la noblesse avec un peu d’amertume, comme tu m’y sembles porté. Ne te gêne point ; je t’écouterai avec autant de calme et de désintéressement que ces morts qui nous contemplent avec des yeux ternes, du fond de leurs cadres noircis par le temps.

XXXVI.

LES PORTRAITS DE FAMILLE.

« Eh bien, répondit Michel enhardi par la haute raison et la sincère bonté de son hôte, je dirai toute ma pensée ; et que maître Barbagallo me permette de la dire devant lui, dût-elle le choquer dans ses croyances. Si l’étude de la science héraldique était un enseignement utile et moralisateur, maître Barbagallo, nourrisson privilégié de cette science, tiendrait tous les hommes pour égaux devant Dieu, et n’établirait de différence sur la terre qu’entre les hommes bornés ou méchants et les hommes intelligents ou vertueux. Il connaîtrait à fond la vanité des titres et la valeur suspecte des généalogies. Il aurait, sur l’histoire du genre humain, comme nous disions tout à l’heure, des données plus larges ; et il jetterait sur cette grande histoire un coup d’œil aussi ferme que désintéressé. Au lieu que, si je ne me trompe, il la voit avec une certaine étroitesse que je ne puis accepter. Il estime la noblesse une race excellente, parce qu’elle est privilégiée ; il méprise la plèbe, parce qu’elle est privée d’histoire et de souvenirs. Je parie qu’il se dédaigne lui-même à force d’admirer la grandeur d’autrui ; à moins qu’il n’ait découvert, dans la poussière des bi-