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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

tait le ruban, et le déposait, à mes pieds, sur la glace du fossé.

Je le ramassai pour le rendre à la belle rieuse, et ce fut alors seulement qu’elle m’aperçut et devint aussi rouge que son nœud de rubans cerise.

— Pour vous le rapporter, Mademoiselle, lui dis-je, je serai forcé de traverser ce fossé ; me le permettez-vous ?

— Non, non, ne faites pas cela ! répondit l’enfant, en qui un fonds d’assurance mutine parut dominer très-vite le premier accès de timidité, c’est peut-être dangereux. Si la glace ne porte pas ?

— N’est-ce que cela ? repris-je. C’est bien peu de chose que de courir un petit danger pour votre service.

Et je traversai résolument la glace, qui criait un peu. En voyant qu’en effet il y avait bien quelque danger pour moi, car le fossé était large et profond, l’enfant rougit encore et descendit quelques marches du petit escalier pour venir à ma rencontre. Elle ne riait plus.

— Eh bien, qu’est-ce que cela ? Que faites-vous donc, petite sœur ? dit l’aînée, qui venait la rejoindre, et qui me regarda d’un air de surprise et de mécontentement. Celle-ci était déjà une jeune personne. Elle connaissait sans doute déjà la prudence. Elle avait au moins une vingtaine d’années.

— Vous voyez, Mademoiselle, lui dis-je en tendant à sa sœur le nœud de rubans au bout de ma canne, je m’arrête à la limite de votre empire, je ne me permets pas de mettre le pied seulement sur la première marche de l’escalier.

Elle vit tout de suite que j’étais un homme bien élevé, et me remercia d’un doux et charmant sourire. Quant à l’enfant, elle saisit le nœud avec vivacité, et me fit signe de ne pas m’arrêter sur la glace. Je m’en retournai lentement et les saluai toutes deux de l’autre rive. Elles me crièrent merci avec beaucoup de grâce ; puis j’entendis l’aînée dire à la petite : S’il voyait cela, il nous gronderait ! — Sauvons-nous ! répondit l’enfant en recommençant son rire frais et clair comme une clochette d’argent. Elles se prirent par la main, et partirent en courant et en riant vers le château. Quand elles eurent disparu, je regagnai la modeste demeure de monsieur et madame Volabù, un peu préoccupé de ma petite aventure.

Je trouvai mon souper prêt. J’aurais été Grandgousier en personne, qu’on ne m’eût pas traité plus largement. Je crois que toute la petite basse-cour de madame Volabù y avait passé. Je n’aurais pas eu bonne grâce à me plaindre de cette prodigalité, en voyant l’air de triomphe naïf avec lequel ces braves gens me faisaient les honneurs de chez eux. J’exigeai qu’ils se missent à table avec moi, ainsi que la vieille mère de madame Volabù, qui était encore une robuste virago, nommée madame Peirecote, et qui paraissait prendre à cœur d’être bonne gardienne de l’honneur de son gendre.

Il me fallut soutenir un rude assaut pour me préserver d’une indigestion, car mon brave vetturino semblait décidé à me faire étouffer. Dès que je pus obtenir quelques instants de répit, j’en profitai pour faire des questions sur le château et ses habitants.

— C’est bien vieux, ce château, me dit Volabù d’un air capable ; c’est laid, n’est-ce pas ? Ça ressemble à une grande masure ? Mais c’est plus joli en dedans qu’on ne croirait ; c’est très-bien tenu, bien conservé, bien arrangé, quoique en vieux meubles qui ne sont plus de mode. Il y a des calorifères, ma foi ! C’est que le vieux marquis ne se refusait rien. Il n’était pas très-généreux pour les autres, mais il aimait bien ses aises, et il passait presque toute l’année ici. L’hiver, il n’allait qu’un peu à Paris, en Italie jamais, et pourtant c’était son pays.

— Et qui possède ce château à présent ?

— Son frère, le comte de Balma, qui vient de passer marquis par le décès de l’aîné de la famille. Dame, il n’est pas jeune non plus ! C’est le sort de notre village, on dirait, d’avoir sous les yeux vieille maison et vieilles gens.

— Bah ! la jeunesse ne manque pas encore dans le château, dit madame Volabù ; M. le nouveau marquis n’a-t-il pas cinq enfants, dont le plus âgé ne l’est guère plus que monsieur ? En parlant ainsi, madame Volabù me désignait à son mari, dont les yeux s’arrondirent tout à coup, en même temps que sa bouche s’allongeait en une moue assez risible.

— Oh ! s’écria-t-il, M. de Balma a des garçons à présent ! Quand je suis parti, il n’avait qu’une fille, et il n’y a qu’un mois de cela.

— C’est qu’il ne nous disait pas tout apparemment, dit à son tour la vieille madame Peirecote. Depuis un mois, il lui est arrivé une famille nombreuse, deux autres filles et deux garçons, tous beaux comme des amours ; mais qu’est-ce que ça vous fait, Volabù ?

— Ça ne me fait rien, la mère ; mais c’est égal, notre vieux marquis est diablement sournois, car je lui ai entendu dire à M. le curé qu’il n’avait qu’une fille, celle qui est arrivée avec lui le lendemain de la mort du dernier marquis.

— Eh bien, reprit la vieille, c’est qu’il n’y a que celle-là de légitime peut-être, et que les quatre autres enfants sont des bâtards. Ça ne prouve pas un mauvais homme d’avoir recueilli tout ça le jour où il s’est vu riche et seigneur. Sans doute il veut les établir pour effacer devant Dieu tous ses vieux péchés.

— Après ça, ils ne sont peut-être pas à lui, tous ces enfants ? observa madame Volabù.

— Il les appelle tous mes enfants, répondit la mère Peirecote, et ils l’appellent tous mon papa. Quant à savoir au juste ce qui en est, ce n’est pas facile. C’est une maison où il y a toujours eu de gros secrets, par rapport surtout à M. le marquis actuel. Du temps de l’autre, est-ce qu’on savait quelque chose de clair sur celui d’à présent. Que ne disait-on pas ? M. le marquis a eu un frère qui est mort aux Indes, disaient les uns. D’autres disaient au contraire : Le frère puîné de M. le marquis n’est pas si mort ni si éloigné qu’on croit ; mais il a changé de nom, parce qu’il a fait des folies, des dettes qu’il ne peut payer, et il y a bien cinquante ans que monsieur ne veut pas le voir. Les uns disaient encore : Il ne peut pas lui pardonner sa mauvaise conduite, mais il lui envoie de l’argent de temps en temps en cachette. Et les autres répondaient : Il ne lui envoie rien du tout. Il a le cœur trop dur pour cela. Le pire des deux n’est pas celui qu’on pense.

— Et ne peut-on éclaircir cette histoire ? demandai-je. Personne, dans le pays, n’est-il mieux renseigné que vous ? Il est étrange qu’un membre d’une grande famille sorte ainsi de dessous terre.

— Monsieur, dit la vieille, on ne peut rien savoir de ces gens-là. Moi, voilà ce que je sais, ce que j’ai vu dans ma jeunesse. Il y avait deux frères du nom de Balma, famille piémontaise bien anciennement établie dans le pays. L’aîné était fort sage, mais pas de très-bon cœur, cela est certain. Le cadet était une diable de tête, mais il n’était pas fier. Il n’avait rien à lui, et je n’ai point vu d’enfant si aimable et si joli. Les Balma ont vécu longtemps hors du pays. Un beau jour, l’aîné vint prendre possession de son domaine et habiter son château, sans vouloir permettre qu’on lui fît une pauvre question, et mettant à la porte quiconque se montrait curieux du sort de son frère. Cet aîné a vécu jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans sans se marier, sans adopter personne, sans souffrir un seul parent près de lui. Il est mort sans faire de testament, comme un homme qui dit : Après moi, la fin du monde ! Mais voilà que l’on a vu arriver tout à coup le jeune homme qui a produit de bons titres, et qui a hérité naturellement du titre, du château et des grands biens de la famille. Il y a au moins deux, trois ou quatre millions de fortune. C’est quelque chose pour un homme qui était, dit-on, dans la dernière misère. Pauvre enfant ! j’ai été le saluer ; il s’est souvenu de moi, et il a été encore galant en paroles, comme si je n’avais que quinze ans.

— Mais ce jeune homme, cet enfant dont vous parlez, la mère, c’est donc le nouveau marquis ? dit M. Vo-