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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

séder une femme pure ! Et, comme je ne cherche que l’ivresse, je ne m’adresserai jamais qu’à celles qui ne veulent rien de plus. Êtes-vous content ?

— Pas encore, ami : rien ne me prouve que la Boccaferri ne vous aime pas profondément, et que l’amitié qu’elle proclame pour vous ne soit pas un amour qu’elle se cache encore à elle-même. S’il en était ainsi, si un jour ou l’autre vous veniez à le découvrir, vous me la disputeriez, n’est ce pas ?

— Oui, certes, Monsieur, répondit Célio sans hésiter, et, puisque vous l’aimez, vous devez comprendre que son amour ne soit pas chose indifférente… Mais alors, mon ami, ajouta-t-il saisi d’un attendrissement douloureux qui se peignit sur son visage expressif et sincère, je vous demanderais en grâce de vous battre avec moi. J’aurais la chance d’être tué, parce que je me bats mal. Je suis passé maître à la salle d’armes : en présence d’un adversaire réel, je suis ému, la colère me transporte, et j’ai toujours été blessé. Ma mort sauverait la Cécilia de mon amour. Ainsi, ne me manquez pas, si nous en venons jamais là ! À présent, déjeunons, rions et soyons amis, car je suis bien sûr qu’elle me regarde comme un enfant ; je ne vois en elle qu’une vieille amie, et, si cela continue, je ne vous porterai pas ombrage… Mais vous l’épouseriez, n’est-ce pas ? autrement je me battrais de sang-froid, et je vous tuerais, comptez-y.

— À la bonne heure, répondis-je. Ce que vous me dites là me prouve qui elle est, et ce respect pour la vertu dans la bouche d’un soi-disant libertin me pousse au mariage les yeux fermés.

Nous nous serrâmes la main, et notre repas fut fort enjoué. J’étais plein d’espoir et de confiance, je ne sais pourquoi, car mademoiselle Boccaferri était partie. Je ne savais plus quand ni où je la retrouverais, et elle ne m’avait pas accordé seulement un regard qui pût me faire croire à son amour pour moi. Étais-je en proie à un accès de fatuité ? Non, j’aimais. Mon entretien avec Célio venait de rendre évident pour moi ce mérite que j’avais deviné la veille. L’amour élargit la poitrine et parfume l’air qui y pénètre : c’était mon premier amour véritable, je me sentais heureux, jeune et fort ; tout se colorait à mes yeux d’une lumière plus vive et plus pure.

— Savez-vous un rêve que je faisais ces jours-ci, me dit Célio, et qui me revient plus sérieux après mon fiasco ? C’est d’aller passer quelques semaines, quelques mois peut-être, dans un coin tranquille et ignoré, avec le vieux fou Boccaferri et sa très-raisonnable fille. À eux deux ils possèdent le secret de l’art : chacun en représente une face. Le père est particulièrement inventif et spontané, la fille éminemment consciencieuse et savante, car c’est une grande musicienne que la Cécilia ; le public ne s’en doute pas, et vous, vous n’en savez probablement rien non plus. Eh bien, elle est peut-être la dernière grande musicienne que possédera l’Italie. Elle comprend encore les maîtres qu’aucun nouveau chanteur en renom ne comprend plus. Qu’elle chante dans un ensemble, avec sa voix qu’on entend à peine, tout le monde marche sans se rendre compte qu’elle seule contient et domine toutes les parties par sa seule intelligence, et sans que la force du poumon y soit pour rien. On le sent, on ne le dit pas. Quels sont les favoris du public qui voudraient avouer la supériorité d’un talent qu’on n’applaudit jamais ? Mais allez ce soir au théâtre, et vous verrez comment marchera l’opéra ; on s’apercevra un peu de la lacune creusée par l’absence de la Boccaferri ! Il est vrai qu’on ne dira pas à quoi tient ce manque d’ensemble et d’âme collective. Ce sera l’enrouement de celui-ci, la distraction de celui-là ; les voix s’en prendront à l’orchestre, et réciproquement. Mais moi, qui serai spectateur ce soir, je rirai de la déroute générale, et je me dirai : Sot public, vous aviez un trésor, et vous ne l’avez jamais compris ! Il vous faut des roulades, on vous en donne en veux-tu ? en voilà, et vous n’êtes pas content ! Tâchez donc de savoir ce que vous voulez. En attendant, moi, j’observe et je me repose.

— Vous ne m’apprenez rien, Célio ; précisément hier soir je rompais une lance contre la duchesse de… pour le talent élevé et profond de mademoiselle Boccaferri.

— Mais la duchesse ne peut pas comprendre cela, reprit Célio en haussant les épaules. Elle n’est pas plus artiste que ma botte ! Et il faut être extrêmement fort pour reconnaître des qualités enfouies sous un fiasco perpétuel, car c’est là le sort de la pauvre Boccaferri. Qu’elle dise comme un maître les parties les plus insignifiantes de son rôle, quatre ou cinq vrais dilettanti épars dans les profondeurs de la salle souriront d’un plaisir mystérieux et tranquille. Quelques demi-musiciens diront : « Quelle belle musique ! comme c’est écrit ! » sans reconnaître qu’ils ne se fussent pas aperçus de cette perfection dans le détail d’une belle chose si la seconda donna n’était pas une grande artiste. Ainsi va le monde, Salentini ! Moi, je veux faire du bruit, et je cherche le succès de toute la puissance de ma volonté, mais c’est pour me venger du public que je hais, c’est pour le mépriser davantage. Je me suis trompé sur les moyens, mais je réussirai à les trouver, en profitant du vieux Boccaferri, de sa fille, et de moi-même par-dessus tout. Pour cela, voyez-vous, il faut que je me perfectionne comme véritable artiste ; ce sera l’affaire de peu de temps ; chaque année, pour moi, représente dix ans de la vie du vulgaire ; je suis actif et entêté. Quand j’aurai acquis ce qui me manque pour moi-même, je saurai parfaitement ce qui manque au public pour comprendre le vrai mérite. Je parviendrai à être infiniment plus mauvais que je ne l’ai été hier devant lui, et par conséquent à lui plaire infiniment. Voilà ma théorie. Comprenez-vous !

— Je comprends qu’elle est fausse, et que si vous ne cherchez pas le beau et le vrai pour l’enseigner au public, en supposant que vous lui plaisiez dans le faux, vous ne posséderez jamais le vrai. On ne dédouble jamais son être à ce point. On ne fait point la grimace sans qu’il en reste un pli au plus beau visage. Prenez garde, vous avez fait fausse route, et vous allez vous perdre entièrement.

— Et voyez pourtant l’exemple de la Cécilia ! s’écria Célio fort animé ; ne possède-t-elle pas le vrai en elle, ne s’opiniâtre-t-elle pas à ne donner au public que du vrai, et n’est-elle pas méconnue et ignorée ? Et il ne faut pas dire qu’elle est incomplète et qu’elle manque de force et de feu. Voyez-vous, pas plus loin qu’il y a deux jours, j’ai entendu la Boccaferri chanter et déclamer seule entre quatre murs et ne sachant pas que j’étais là pour l’écouter. Elle embrasait l’atmosphère de sa passion, elle avait des accents à faire vibrer et tressaillir une foule comme un seul homme. Cependant elle ne méprise pas le public, elle se borne à ne pas l’aimer. Elle chante bien devant lui, pour son propre compte, sans colère, sans passion, sans audace. Le public reste sourd et froid ; il veut, avant tout, qu’on se donne de la peine pour lui plaire, et moi, je m’en donnerai ; mais il me le paiera, car je ne lui donnerai de mon feu et de ma science que le rebut, encore trop bon pour lui.

Je ne pus calmer Célio. Il prenait beaucoup de café en jurant contre la platitude du café viennois. Il cherchait à s’exciter de plus en plus. La rage de sa défaite lui revenait plus amère. Je lui rappelai qu’il fallait aller au théâtre ; il y courut en me donnant rendez-vous pour le soir chez moi.

VI.

LA DUCHESSE.

À l’heure convenue, j’attendais Célio, mais je ne reçus qu’un billet ainsi conçu :

« Mon cher ami, je vous envoie de l’argent et des papiers pour que vous ayez à terminer demain l’affaire de mademoiselle Boccaferri avec le théâtre. Rien n’est plus simple : il s’agit de verser la somme ci-jointe et de prendre un reçu que vous conserverez. Son engagement était à la veille d’expirer, et elle n’est passible que d’une amende ordinaire pour deux représentations auxquelles elle fait défaut. Elle trouve ailleurs un engagement plus