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LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

une exception, et je le proclame. C’est une femme honnête ; mais pourquoi ? Parce qu’elle n’est point belle.

— Vous êtes bien persuadé qu’elle n’est pas belle ? repris-je avec feu ; vous parlez comme un comédien, mais non comme un artiste. Moi, je suis peintre, je m’y connais, et je vous dis qu’elle est plus belle que la duchesse de X…, qui a tant de réputation, et que la prima donna actuelle, dont on fait tant de bruit.

Je m’attendais à des plaisanteries ou à des négations de la part de Célio. Il ne me répondit rien, changea de vêtements, et m’emmena déjeuner. Chemin faisant, il me dit brusquement : — Vous avez parfaitement raison, elle est plus belle qu’aucune femme au monde. Seulement j’avais la mauvaise honte de le nier, parce que je croyais être le seul à m’en apercevoir.

— Vous parlez comme un possesseur, Célio, comme un amant.

— Moi ! s’écria-t-il en tournant son visage vers le mien avec assurance, je ne le suis pas, je ne l’ai jamais été, et je ne le serai jamais !

— D’où vient que vous ne désirez pas l’être ?

— De ce que je la respecte et veux l’aimer toujours, de ce qu’elle a été la protégée de ma mère qui l’estimait, de ce qu’elle est, après moi (et peut-être autant que moi), le cœur qui a le mieux compris, le mieux aimé, le mieux pleuré ma mère. Oh ! ma vieille Cécilia, jamais ! c’est une tête sacrée, et c’est la seule tête portant un bonnet sur laquelle je ne voudrais pas mettre le pied.

— Toujours étrange et inconséquent, Célio !… Vous reconnaissez qu’elle est respectable et adorable, et vous méprisez tant votre propre amour, que vous l’en préservez comme d’une souillure ! Vous ne pouvez donc que flétrir et dégrader ce que votre souffle atteint ! Quel homme ou quel diable êtes-vous ? Mais, permettez-moi de vous le dire et d’employer un des mots crus que vous aimez, ceci me paraît de la blague, une prétention au méphistophélisme, que votre âge et votre expérience ne peuvent pas encore justifier. Bref, je ne vous crois pas. Vous voulez m’étonner, faire le fort, l’invincible, le satanique ; mais, tout bonnement, vous êtes un honnête jeune homme, un peu libertin, un peu taquin, un peu fanfaron… pas assez pourtant pour ne pas comprendre qu’il faut épouser une honnête fille quand on l’a séduite ; et comme vous êtes trop jeune ou trop ambitieux pour vous décider si tôt à un mariage si modeste, vous ne voulez pas faire la cour à mademoiselle Boccaferri.

— Plût au ciel que je fusse ainsi ! dit Célio sans montrer d’humeur et sans regimber ; je ne serais pas malheureux, et je le suis pourtant ! Ce que je souffre est atroce… Ah ! si j’étais honnête et bon, je serais naïf, j’épouserais demain la Boccaferri, et j’aurais une existence calme, rangée, charmante, d’autant plus que ce ne serait peut-être pas un mariage aussi modeste que vous croyez. Qui connaît l’avenir ? Je ne puis m’expliquer là-dessus ; mais sachez que, quand même la Cécilia serait une riche héritière, parée d’un grand nom, je ne voudrais pas devenir amoureux d’elle. Écoutez, Salentini, une grande vérité, bien niaise, un lieu commun : l’amour des mauvaises femmes nous tue ; l’amour des femmes grandes et bonnes les tue. Nous n’aimons beaucoup que ce qui nous aime peu, et nous aimons mal ce qui nous aime bien. Ma mère est morte de cela, à quarante ans, après dix années de silence et d’agonie.

— C’est donc vrai ? je l’avais entendu dire.

— Celui qui l’a tuée vit encore. Je n’ai jamais pu l’amener à se battre avec moi. Je l’ai insulté atrocement, et lui qui n’est point un lâche, tant s’en faut, il a tout supporté plutôt que de lever la main contre le fils de la Floriani… Aussi je vis comme un réprouvé, avec une vengeance inassouvie qui fait mon supplice, et je n’ai pas le courage d’assassiner l’assassin de ma mère ! Tenez, vous voyez en moi un nouvel Hamlet, qui ne pose pas la douleur et la folie, mais qui se consume dans le remords, dans la haine et dans la colère. Et pourtant, vous l’avez dit, je suis bon : tous les égoïstes sont faciles à vivre, tolérants et doux. Mais je suivrai l’exemple d’Hamlet, je ne briserai point la pâle Ophélia ; qu’elle aille dans un cloître plutôt ! je suis trop malheureux pour aimer. Je n’en ai plus le temps ni la force. Et puis Hamlet se complique en moi de passions encore vivantes ; je suis ambitieux, personnel ; l’art, pour moi, n’est qu’une lutte, et la gloire qu’une vengeance. Mon ennemi avait prédit que je ne serais rien, parce que ma mère m’avait trop gâté. Je veux l’écraser d’un éclatant démenti à la face du monde. Quant à la Boccaferri, je ne veux pas être pour elle ce que cet homme maudit a été pour ma mère, et je le serais ! Voyez-vous, il y a une fatalité ! Les orages et les malheurs qui nous frappent dans notre enfance s’attachent à nous comme des furies, et, plus nous tâchons de nous en préserver, plus nous sommes entraînés, par je ne sais quel funeste instinct d’imitation, à les reproduire plus tard : le crime est contagieux. L’injustice et la folie, que j’ai détestées chez l’amant de ma mère, je les sens s’éveiller en moi dès que je commence à aimer une femme. Je ne veux donc pas aimer, car, si je n’étais pas la victime, je serais le bourreau.

— Donc vous avez peur aussi, quelquefois et à votre insu, d’être la victime ? Donc vous êtes capable d’aimer ?

— Peut-être ; mais j’ai vu, par l’exemple de ma mère, dans quel abîme nous précipite le dévouement, et je ne veux pas tomber dans cet abîme.

— Et vous ne croyez pas que l’amour puisse être soumis à d’autres lois qu’à cette diabolique alternative du dévouement méconnu et immolé, ou de la tyrannie délirante et homicide ?

— Non !

— Pauvre Célio, je vous plains, et je vois que vous êtes un homme faible et passionné. Je vous connais enfin : vous êtes destiné, en effet, à être victime ou bourreau ; mais vous ne faites là le procès qu’à vous-même, et le genre humain n’est pas forcément votre complice.

— Ah ! vous me méprisez, parce que vous avez meilleure opinion de vous-même ? s’écria Célio avec amertume ; eh bien, attendons. Si vous êtes sincère, nous philosopherons ensemble un jour : nous ne disputerons plus. Jusque-là, que voulez-vous faire ? La cour à ma vieille Boccaferri ? En ce cas, prenez garde ! je veille à sa défense comme un jeune chien déjà méfiant et hargneux. Il vous faudra marcher droit avec elle. Si je la respecte, ce n’est pas pour permettre aux autres de s’emparer d’elle, même dans le secret de leurs pensées.

Je fus frappé de l’âpreté de ces dernières paroles de Célio et de l’accent de haine et de dépit qui les accompagna. — Célio, lui dis-je, vous serez jaloux de la Boccaferri, vous l’êtes déjà ; convenez que nous sommes rivaux ! Soyons francs, je vous en supplie, puisque vous dites que la franchise c’est le signe de la force. Vous m’avez dit que vous n’étiez pas son amant et que vous ne vouliez pas l’être ; mais descendez dans le plus profond de votre cœur, et voyez si vous êtes bien sûr de l’avenir ; puis vous me direz si je vais sur vos brisées, et si nous sommes dès aujourd’hui amis ou ennemis.

— Ce que vous me demandez là est délicat, répondit-il ; mais ma réponse ne se fera pas attendre. Je ne mens jamais aux autres ni à moi-même. Je ne serai jamais jaloux de la Cécilia, parce que je n’en serai jamais amoureux… à moins que pourtant elle ne devienne amoureuse de moi, ce qui est aussi vraisemblable que de voir la duchesse devenir sincère et le vieux Boccaferri devenir sobre.

— Et pourquoi donc, Célio ? Si, par malheur pour moi, la Cécilia vous voyait et vous entendait en cet instant, elle pourrait bien être émue, tremblante, indécise…

— Si je la voyais indécise, émue et tremblante, je fuirais, je vous en donne ma parole d’honneur, monsieur Salentini ! Je sais trop ce que c’est que de profiter d’un moment d’émotion et de prendre les femmes par surprise. Ce n’est pas ainsi que je voudrais être aimé d’une femme comme la Boccaferri ; je n’y trouverais aucun plaisir et aucune gloire, parce qu’elle est sincère et honnête, parce qu’elle ne me cacherait pas sa honte et ses larmes, parce qu’au lieu de volupté je ne lui donnerais et ne recevrais d’elle que de la douleur et des remords. Oh ! non, ce n’est pas ainsi que je voudrais pos-