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LUCREZIA FLORIANI.

souffre assez d’être soupçonnée, je ne me résoudrai point à être méprisée !

— Être soupçonnée, c’est être méprisée déjà, malheureuse femme ! Tu tiens donc encore à l’estime d’un homme que tu ne peux plus prendre au sérieux ? Quelle folie ! Allons, viens avec moi, que crains-tu ? Que j’abuse de ton accablement et me rende digne, malgré toi, de la bonne opinion que Karol a de mon caractère ? Moi, je ne suis pas un lâche, et s’il faut te rassurer davantage, je puis te dire que je ne suis plus amoureux de toi. Non, non ; Dieu m’en préserve ! Tu es trop faible, trop crédule, trop absurde. Tu n’es pas la femme forte que je croyais ; tu n’es qu’un enfant sans cervelle et sans fierté. Ta passion pour Karol m’a bien guéri, je te le jure, de celle que j’aurais pu concevoir pour toi. Allons, le temps presse. S’il venait, en ce moment, t’implorer, tu lui ouvrirais tes bras et tu lui ferais serment de ne jamais le quitter. Je te connais, fuyons donc ! Sauvons-le et présentons-lui son fantôme comme une réalité. Qu’il te croie menteuse et galante ; qu’il te haïsse, qu’il parte en te maudissant, en secouant la poussière de ses pieds. Que crains-tu ? l’opinion d’un fou ? Il ne te traduira pas devant celle du monde ; il gardera un éternel silence sur son désastre. Si tu le veux, d’ailleurs, tu te justifieras plus tard. Mais, à présent, il faut couper le mal dans sa racine. Il faut fuir.

— Tu n’oublies qu’une chose, Salvator, répondit la Lucrezia, c’est que, coupable ou malheureux, je l’aime et l’aimerai toujours. Je donnerais mon sang pour alléger sa souffrance, et tu crois que je pourrais lui déchirer le cœur pour reconquérir mon repos ! Ce serait un étrange moyen !

— En ce cas, tu es lâche aussi, s’écria le comte, et je t’abandonne ! Souviens-toi de ce que je te dis ici : tu es perdue !

— Je le sais bien, répondit-elle ; mais, avant de partir, tu te réconcilieras avec lui !

— Ne m’y pousse pas, je suis capable de le tuer. Je m’en vais de suite, c’est le plus sûr. Adieu, Lucrezia.

— Adieu, Salvator, lui dit-elle en se jetant dans ses bras, nous ne nous reverrons peut-être jamais !

Elle fondit en larmes, mais elle le laissa partir.

XXIX.

Le jour qui suivit le départ de Salvator, avant que le prince fût sorti de sa chambre, Lucrezia était sortie de la maison. Elle s’était jetée seule dans une barque, et retrouvant, pour se diriger elle-même, la vigueur de ses jeunes années, elle avait traversé le lac. En face de la villa, sur la rive opposée, il y avait un petit bois d’oliviers qui rappelait à la Floriani des souvenirs d’amour et de jeunesse. C’est làqu’elle avait, quinze ans auparavant, donné de fréquents rendez-vous à son premier amant, Memmo Ranieri. C’est là qu’elle lui avait dit, pour la première fois, qu’elle l’aimait, c’est là qu’elle avait, plus tard, concerté avec lui sa fuite. C’est là aussi qu’elle s’était mainte fois cachée pour éviter la surveillance de son père ou les poursuites de Mangiafoco.

Depuis son retour au pays, elle n’avait pas voulu retourner dans ce bosquet que son premier amant avait nommé, dans son jeune enthousiasme, le bois sacré. On le voyait des fenêtres de la villa. Parfois, dans les commencements, les regards de la Lucrezia s’y étaient arrêtés par mégarde ; mais, ne voulant pas réveiller ses propres souvenirs, elle les en avait détournés aussitôt qu’elle avait eu conscience de sa rêverie. Depuis qu’elle aimait Karol, elle avait souvent regardé le bois et admiré le développement des arbres, sans se souvenir de Memmo et de l’ivresse de ses premières amours. Cependant, par un instinct de délicatesse, elle n’y avait jamais conduit les promenades de son nouvel amant.

En quittant sa maison, quelques heures après le brusque départ d’Albani, en s’aventurant au hasard sur le lac, elle n’avait pas formé le dessein d’aller visiter le bois sacré. Elle souffrait, elle avait la fièvre, elle éprouvait le besoin de se retremper dans l’air du matin, et de fortifier son âme défaillante par le mouvement du corps. Ce fut un instinct non raisonné, mais irrésistible qui la força à faire glisser sa nacelle dans cette petite crique ombragée. Elle l’y laissa dans les broussailles, et, sautant sur la rive, elle s’enfonça dans l’épaisseur mystérieuse du bois.

Les oliviers avaient grandi, les ronces avaient poussé, les sentiers étaient plus étroits et plus sombres que par le passé. Plusieurs avaient été envahis par la végétation. Lucrezia eut peine à se reconnaître, à retrouver les chemins où jadis elle eût marché les yeux fermés. Elle chercha bien longtemps un gros arbre sous lequel son amant avait coutume de l’attendre, et qui portait encore ses initiales creusées par lui avec un couteau. Ces caractères étaient désormais bien difficiles à reconnaître ; elle les devina plutôt qu’elle ne les vit. Enfin, elle s’assit sur l’herbe, au pied de cet arbre, et se plongea dans ses réflexions. Elle repassa dans sa mémoire les détails et l’ensemble de sa première passion, et les compara avec ceux de la dernière, non pour établir un parallèle entre deux hommes qu’elle ne songeait pas à juger froidement, mais pour interroger son propre cœur sur ce qu’il pouvait encore ressentir de passion et supporter de souffrances. Insensiblement elle se représenta avec suite et lucidité toute l’histoire de sa vie, tous ses essais de dévouement, tous ses rêves de bonheur, toutes ses déceptions et toutes ses amertumes. Elle fut effrayée du récit qu’elle se faisait de sa propre existence, et se demanda si c’était bien elle qui avait pu se tromper tant de fois, et s’en apercevoir sans mourir ou sans devenir folle.

Il est peu d’instants dans la vie où une personne de ce caractère ait une faculté aussi nette de se consulter et de se résumer.

Les âmes dépourvues d’égoïsme et d’orgueil n’ont pas une vision bien nette d’elles-mêmes. À force d’être capables de tout, elles ne savent pas bien de quoi elles sont capables. Toujours remplies de l’amour des autres et préoccupées du soin de les servir, elles arrivent à s’oublier jusqu’à s’ignorer. Il n’était peut-être pas arrivé à la Floriani de s’examiner et de se définir trois fois en sa vie.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle ne l’avait encore jamais fait aussi complétement et avec une si entière certitude. Ce fut aussi la dernière fois qu’elle le fit, tout le reste de sa vie étant la conséquence prévue et acceptée de ce qu’elle put constater en ce moment solennel.

— « Voyons, se dit-elle, mon dernier amour est-il aussi ardent que le premier ? Il l’a été davantage, mais il ne l’est déjà plus. Karol a détruit presque aussi vite que Memmo les illusions du bonheur.

« Mais ce dernier amour, déjà privé d’espérance, est-il moins profond et moins durable ? Je le sens encore si tendre, si dévoué, si maternel, qu’il ne m’est point possible d’en prévoir la fin, et en cela il diffère du premier. Car je m’étais dit que si Memmo me trompait, je cesserais de l’aimer, au lieu que je me sens désabusée aujourd’hui sans pouvoir me convaincre que je pourrai guérir. Il est vrai que j’ai pardonné beaucoup et longtemps à Memmo ; mais je me rendais compte, chaque fois, d’une diminution sensible dans mon affection, au lieu qu’aujourd’hui l’affection persiste et ne diminue point en raison de ma souffrance.

« D’où vient cela ? Était-ce la faute de Memmo ou la mienne, si, plus jeune et plus forte, je me détachais de lui plus aisément que je ne puis le faire aujourd’hui de Karol ? C’était peut-être un peu sa faute, mais je pense que c’était encore plus la mienne.

« C’était surtout la faute de la jeunesse. L’amour était lié alors en nous au sentiment et au besoin d’être heureux. Je me croyais aveuglément dévouée, et dans toutes mes actions, je me sacrifiai ; mais si l’amour ne résista point à des sacrifices trop grands et trop répétés, c’est qu’à mon insu j’avais un fonds de personnalité. N’est-ce point le fait et le droit de la jeunesse ? Oui, sans doute, elle aspire au bonheur, elle se sent des forces pour le