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LUCREZIA FLORIANI.

les larmes ou la colère. Jamais il n’était plus séduisant et plus adorable que quand le paroxysme de son amertume et de son dépit l’avait débarrassé de sa souffrance. La Floriani eut encore à lutter contre son projet de mariage, mais cette fois elle résista courageusement. Ce qui s’était passé la veille l’avait éclairée, et elle n’était pas d’humeur à se laisser dire deux fois qu’on la suppliait de n’y plus songer. Si l’offre de son nom était, de la part du prince, un grand hommage rendu à l’amour qu’elle méritait, le fait de retirer poliment ses offres, dans un moment de soupçon jaloux, était un outrage dont la fière Lucrezia sentait la portée plus que lui-même. Sans lui dire quelle force nouvelle elle avait puisée contre lui dans cette circonstance, elle lui ôta tout espoir, et, cette fois, il accepta son arrêt provisoirement, sans amertume, en avouant qu’il méritait le châtiment d’être soumis à quelque longue épreuve.

Mais deux jours ne se passèrent point sans ramener de nouveaux orages. Un commis-voyageur réussit à pénétrer dans la maison pour proposer des armes de chasse. Célio eut envie d’un nouveau fusil, sa mère le lui refusa d’abord ; puis, voulant lui en faire la surprise, elle eut un a-parté avec le voyageur pour marchander et acheter l’objet de cette convoitise enfantine. Le jeune homme était d’une belle figure, un peu familier et bavard. La beauté et la célébrité de sa nouvelle cliente le rendaient plus éloquent que de coutume, sans toutefois lui faire perdre la tête et l’empêcher de bien vendre sa marchandise. C’était la veille de l’anniversaire de Célio, et sa mère voulut mettre le joli et léger fusil de chasse sous le traversin de l’enfant, pour qu’il le trouvât le soir au moment de se coucher. Le commis-voyageur s’empressa de la suivre dans sa chambre, sans trop lui en demander la permission, pour cacher lui-même le fusil sous le chevet de Célio et recevoir le paiement convenu. Karol, qui avait été faire la sieste, entra en cet instant, et trouva la Floriani dans sa chambre, en tête-à-tête avec un beau garçon à gros favoris noirs, qui lui parlait d’un air animé, la regardait avec des yeux hardis, et arrangeait la couverture d’un lit, tandis qu’elle souriait avec bonhomie des hâbleries qu’il débitait, et qu’elle songeait à l’ivresse de Célio lorsque la surprise ferait son effet.

Il n’en fallait pas tant pour que l’imagination de Karol, prompte à l’insulte, et s’emparant toujours du fait apparent sans le comprendre et sans l’expliquer, prît un essor funeste. Il laissa échapper une exclamation bizarre, outrageante, sur le seuil de la chambre de Lucrezia, et s’enfuit comme un homme qui vient d’être témoin de son déshonneur. Il lui fallut tout le reste du jour pour se calmer et ouvrir les yeux. Il fallut que la Floriani descendît à une explication avilissante pour elle et pour lui. Elle le traita, cette fois, comme un malade qu’il faut persuader et guérir, sans prendre ses hallucinations au sérieux. Mais que devient l’enthousiasme, que devient l’amour, quand celui qui en est l’objet se conduit comme un maniaque ?

Un autre jour on vint dire à la Floriani que Mangiafoco, le pêcheur qui l’avait recherchée autrefois en mariage, et qui lui avait causé tant de frayeur et d’éloignement, était à l’article de la mort, et demandait à la voir avant de rendre l’âme. Cet homme n’avait jamais osé se présenter devant elle depuis qu’elle était revenue dans le pays, et ce n’était pas sans répugnance qu’elle consentait à lui fermer les yeux. Mais c’était un devoir de religieuse miséricorde à remplir, et elle partit sans hésiter, pour l’autre rive du lac, avec son père et Biffi. Elle trouva un moribond qui lui demandait pardon des peines et des peurs qu’il lui avait faites jadis, et qui la suppliait de prier pour le repos de son âme. Elle le consola avec bonté, et sa compassion généreuse adoucit les dernières convulsions d’agonie de cet homme, ancien soldat, espèce de bandit déjà vieux, méchant, brutal, avare, et cependant doué d’une certaine intelligence et de quelques instincts patriotiques et romanesques.

La Floriani revint assez émue, après avoir vu s’exhaler péniblement son dernier soupir. Elle raconta simplement à Salvator, devant Karol, ce qui s’était passé, et les paroles tantôt absurdes, tantôt profondes, que cet homme lui avait dites en se débattant contre la mort. Salvator trouva que, dans ce dévouement nouveau, sa chère Floriani avait été admirable comme toujours ; mais Karol garda le silence. Il avait été inquiet de cette sortie soudaine, de cette absence qui avait duré depuis le coucher du soleil jusqu’à minuit. Il ne concevait pas que l’on pût porter tant d’intérêt à un misérable qui l’avait si peu mérité. Et comment avait-il eu l’audace d’appeler à son lit de mort une femme à laquelle il s’était rendu si haïssable ? Il fallait qu’il eût de la confiance dans sa bonté et dans sa faculté d’oublier les outrages !

Ces réflexions furent faites d’un ton assez singulier. Lucrezia, qui n’était pas encore sur le qui-vive de la jalousie à tout propos, et qui ne s’était pas encore doutée que sa bonne action eût paru criminelle au prince, le regarda avec surprise et vit qu’il était en colère. Il avait les yeux rouges, il faisait claquer les articulations de ses doigts ; c’était une sorte de tic nerveux, qui trahissait son dépit et qu’elle commençait à comprendre.

Elle ne put se défendre de hausser les épaules.

Karol ne s’en aperçut point et continua :

— Quel âge avait ce Mangiafoco ?

— Soixante ans, au moins, répondit-elle d’un ton froid et sévère.

— Et, sans doute, reprit Karol au bout d’un instant, il avait une bien belle figure, une barbe effrayante, des guenilles pittoresques ? c’était un bandit de théâtre ou de roman qu’on ne pouvait regarder sans frémir ? L’imagination des femmes se plaît à ces dehors-là, et on est toujours flatté d’avoir enchaîné un animal sauvage. Sans doute, en expirant, il avait l’air du tigre blessé qui jette sur la colombe un dernier regard de convoitise et de regret ?

— Karol, dit la Floriani en soupirant, un homme qui se meurt est donc chose fort agréable à peindre ? Vous devriez aller voir celui-là maintenant qu’il est mort ; cela ferait tomber tout de suite votre ironie, et couperait court à vos métaphores poétiques. Mais vous n’irez pas, vous qui parlez si bien, vous n’en aurez pas le courage ; sa chaumière est malpropre.

« Comme elle est susceptible, ce soir ! pensa Karol. Qui sait ce qui s’est passé autrefois entre elle et ce misérable ? »

XXVIII.

Un autre jour, Karol fut jaloux du curé, qui venait faire une quête. Un autre jour, il fut jaloux d’un mendiant qu’il prit pour un galant déguisé. Un autre jour, il fut jaloux d’un domestique qui, étant fort gâté, comme tous les serviteurs de la maison, répondit avec une hardiesse qui ne lui sembla pas naturelle. Et puis, ce fut un colporteur, et puis le médecin ; et puis, un grand benêt de cousin, demi-bourgeois, demi-manant, qui vint apporter du gibier à la Lucrezia, et que, bien naturellement, elle traita en bonne parente, au lieu de l’envoyer à l’office. Les choses en arrivèrent à ce point qu’il n’était plus permis de remarquer la figure d’un passant, l’adresse d’un braconnier, l’encolure d’un cheval. Karol était même jaloux des enfants. Que dis-je, même ? il faudrait dire surtout.

C’était bien là, en effet, les seuls rivaux qu’il eût, les seuls êtres auxquels la Floriani pensât autant qu’à lui. Il ne se rendit pas compte du sentiment qu’il éprouvait en les voyant dévorer leur mère, de caresses. Mais, comme, après l’imagination d’un bigot, il n’y en a pas de plus impertinente que celle d’un jaloux, il prit bientôt les enfants en grippe, pour ne pas dire en exécration. Il remarqua enfin qu’ils étaient gâtés, bruyants, entiers, fantasques, et il s’imagina que tous les enfants n’étaient pas de même. Il s’ennuya de les voir presque toujours entre leur mère et lui. Il trouva qu’elle leur cédait trop, qu’elle se faisait leur esclave. En d’autres moments aussi, il se scandalisa quand elle les mettait en pénitence. Ce système de gouvernement maternel, si simple, si bien indiqué par la nature, qui consiste à adorer