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LUCREZIA FLORIANI.

dans les agitations de la vie domestique. Mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle n’avait jamais cru repousser et chasser de son cœur, d’une manière absolue et subite, les êtres qu’elle aimait assez pour s’irriter contre eux. Elle ne comprenait donc absolument rien à ces colères froides et pâles, qui ressemblent à un détachement anti-humain, à un stoïcisme odieux, à un abandon éternel. Elle resta plus d’un quart d’heure, immobile, terrassée sous le coup des paroles inouïes de son amant.

Enfin elle se leva et marcha dans le salon, se demandant si elle venait de faire un rêve affreux, et si c’était bien Karol, cet homme qui, le matin encore, pleurait d’amour à ses pieds et semblait se consumer dans une extase divine, qui venait de lui parler ce langage d’un dépit guindé, digne des ruses puériles de la comédie, mais indigne, à coup sûr, d’une affection réelle, d’une passion sentie.

Incapable de supporter longtemps une angoisse de ce genre sans la comprendre, elle monta à la chambre du prince, frappa d’abord avec précaution, puis avec autorité, et enfin, voyant qu’on ne lui répondait pas et que la porte résistait, d’une main aussi forte que celle d’une mère qui va chercher son enfant au milieu des flammes, elle fit sauter le verrou et entra.

Karol était assis sur le bord de son lit, la figure tournée et enfoncée dans les coussins en lambeaux ; ses manchettes, son mouchoir avaient été mis en pièces par ses ongles crispés et frémissants comme ceux d’un tigre ; sa figure était effrayante de pâleur, ses yeux injectés de sang. Sa beauté avait disparu comme par un prestige infernal.

La souffrance extrême tournait chez lui à une rage d’autant plus difficile à contenir, qu’il ne se connaissait pas cette faculté déplorable, et que, n’ayant jamais été contrarié, il ne savait point lutter contre lui-même.

La Floriani avait posé son flambeau près de lui. Elle avait écarté ses mains brûlantes de son visage, elle le regardait avec stupeur. Elle n’était point étonnée de voir un homme jaloux en proie à un accès de furie. Ce n’était pas un spectacle nouveau pour elle, et elle savait bien qu’on n’en meurt point. Mais voir cet être angélique réduit aux mêmes excès de violence et de faiblesse que Tealdo Soavi, ou tout autre de même trempe, c’était un tel contre-sens, une telle invraisemblance, qu’elle ne pouvait en croire ses yeux.

— Vous voulez m’humilier ou m’avilir jusqu’au bout ! s’écria Karol en la repoussant. Vous avez voulu voir jusqu’à quel point vous pouviez me faire descendre au-dessous de moi-même ! Êtes-vous contente à présent ? Auquel de vos amants allez-vous me comparer ?

— Voilà des paroles bien amères, répondit la Floriani avec une douceur pleine de tristesse, je ne m’en offenserai point, parce que je vois qu’en effet vous n’êtes point vous-même dans ce moment-ci. Je m’attendais à vous trouver froid et méprisant comme tout à l’heure, et je venais, au nom de l’amour et de la vérité, vous demander compte de vos dédains, je suis consternée de vous trouver exaspéré comme vous l’êtes, et je ne crois pas que le triomphe que vous m’attribuez soit bien doux pour mon orgueil. Quel langage entre nous, Karol ! ô mon Dieu, que s’est-il donc passé, pour que vous doutiez de la douleur effroyable que j’éprouve à vous voir souffrir ainsi ? mais, sans doute, si j’en suis la cause involontaire, je dois avoir en moi la puissance de la faire cesser. Dites-m’en le moyen, et s’il faut ma vie, ma raison, ma dignité, ma conscience, je les mettrai à vos pieds pour vous guérir et vous calmer. Parlez-moi, expliquez-vous, faites que je vous comprenne, voilà tout ce que je vous demande. Rester dans le doute et vous laisser subir ces tourments sans chercher à les adoucir, voilà ce qui m’est impossible, ce que vous n’obtiendrez jamais de moi. Ouvrez-moi donc ce cœur meurtri et malade, et si, pour m’y faire lire, il faut que vous m’accabliez de reproches et d’outrages, ne vous retenez pas, j’aime mieux cela que le silence, je ne m’offenserai de rien, je me justifierai avec douceur, avec soumission. Je vous demanderai pardon même, s’il le faut, quoique j’ignore absolument mes torts. Mais il faut qu’ils soient bien graves pour vous faire tant de mal. Répondez-moi, je vous le demande à genoux. »

Pour montrer tant de patience et de résignation, il fallait que la Floriani fût vaincue et terrassée par un amour immense, et tel qu’elle-même n’eût jamais cru pouvoir le ressentir après tant d’orages du même genre, après de si nombreuses déceptions, tant de fatigues de cœur et d’esprit, tant de dégoûts et de déboires. N’ayant jamais menti, s’étant dévouée et sacrifiée toujours, mais jamais avilie, ni même aventurée pour un intérêt personnel quelconque, elle avait une fierté ombrageuse, un orgueil réel ; descendre à se justifier lui avait toujours paru au-dessus de ses forces, et le soupçon lui était une mortelle injure.

Pourtant elle s’humilia longtemps avec une mansuétude infinie devant ce malheureux enfant, qui ne voulait point parler parce qu’il ne le pouvait pas.

Qu’eût-il pu dire, en effet ? Le désordre où sa raison était tombée était trop douloureux pour être volontaire. Suivre le conseil de Lucrezia, l’injurier, lui faire de sanglants reproches, l’eût soulagé sans doute ; mais il n’avait pas la faculté de répandre ses tourments au dehors, parce qu’il n’avait pas l’égoïsme de vouloir les faire partager. Et puis, injurier sa maîtresse ! il eût préféré la tuer ; il se fût tué avec elle, emportant sa passion dans la tombe. Mais l’outrager en paroles, il lui semblait que s’il eût pu s’y résoudre, il l’aurait condamnée devant Dieu et que Dieu les eût séparés dans l’éternité. Pour en venir là, il eût fallu ne plus l’aimer, et plus il souffrait par elle, plus il se sentait l’esclave de la passion.

Elle ne put que deviner ce qui se passait en lui, car il ne se révéla que par des réponses détournées et des réticences douloureuses. Il se défendait faiblement en apparence, mais, au fond, sa retenue était invincible, et le nom de Vandoni ne pouvait venir sur ses lèvres.

— Voyons, lui dit la Floriani lorsqu’elle fut au bout de sa patience et qu’elle eut épuisé toutes les forces de son amour à lui arracher quelques paroles vagues, d’une profondeur ou d’une obscurité effrayantes : « Voyons, mon pauvre ange, vous êtes jaloux et vous n’en voulez pas convenir ? Vous, jaloux ! Ah ! qu’il m’est amer de le constater, moi, que vous avez habituée à planer, sur les ailes d’un amour sublime, au-dessus de toutes les misères humaines ! Que vous me faites de mal, et que j’étais loin de croire cela possible de votre part ! Ah ! laissez-moi ne vous répondre que par des reproches douloureux et francs. Vous ne voulez pas m’en faire ; je le préférerais parce que je pourrais me disculper, au lieu que je suis réduite à chercher de quoi j’ai à me défendre. Mais avant de vous parler raison, puisqu’il le faut, laissez-moi me plaindre, laissez-moi pleurer ! C’est le dernier cri de l’amour heureux qui s’exhale vers le ciel d’où il était descendu, et où il va retourner maintenant pour toujours ! Laissez-moi vous dire que vous avez commis aujourd’hui un grand crime contre moi, contre vous-même et contre Dieu, qui avait béni notre confiance infinie l’un pour l’autre. Hélas ! vous avez souillé par le soupçon la passion la plus pure, la plus complète, la plus délicieuse de ma vie. Je n’avais jamais aimé, je n’avais jamais été heureuse ; pourquoi m’arrachez-vous sitôt ma joie, mes délices ? Vous m’avez entraînée dans le ciel, et vous me rejetez brutalement sur la terre ! Mon Dieu, mon Dieu ! je ne le méritais pas, je nageais avec toi dans l’empyrée. Je croyais à l’éternité de cette béatitude. Tout ce qui est de ce monde ne me paraissait plus que rêves et fantômes ; excepté mes enfants, que j’emportais dans mes bras vers ce monde supérieur, je n’avais plus souci de rien… Et à présent, il faut descendre, il faut marcher sur les sentiers humains, se déchirer aux épines, se froisser contre les rochers… Allons, vous l’avez voulu. Parlons donc de ces choses-là, de Vandoni, de mon passé, et de ce que l’avenir peut me réserver de devoirs, d’embarras et d’ennuis. J’espérais les traverser seule, vous laissant calme et indifférent à ces misères, étrangères à notre passion. Le fardeau du travail et des devoirs d’ici-bas m’eût été léger si j’avais pu vous préserver d’y toucher.