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LUCREZIA FLORIANI.

de quatre enfants de l’amour ne doit pas confier leur sort à la vertu d’un mari, quelque assurée qu’elle soit.

— Je crois que tu as raison, dit Lucrezia, et j’entends avec plaisir la voix calme de mon ancien ami. Sois tranquille, frère ! ta vieille camarade, ta sœur fidèle n’exposera pas, dans un moment d’enthousiasme, l’avenir des enfants qu’elle adore.

— Maintenant, adieu ! dit Vandoni en la pressant sur son cœur avec une tendresse chaste et profonde. Adieu, l’être que j’aime encore le mieux sur la terre ! Je ne te reverrai pas de si tôt, peut-être. Je ne chercherai pas à te revoir ; je vois que je troublerais tes amours, et je t’avoue que je ne suis pas assez fort pour les voir sans souffrir. Quand tu auras un intervalle de repos et de liberté, à travers tes sublimes et folles passions, appelle-moi un instant à tes pieds ; j’y resterai docile et soumis, heureux de te voir et d’embrasser mon fils, jusqu’à ce que tu me dises comme aujourd’hui : « Va-t’en, j’aime, et ce n’est pas toi ! »

Si Vandoni était brusquement parti sur ce noble épanchement, il eût été ce que Dieu l’avait fait, un bon esprit et un bon cœur. Si, au lieu de courir le monde d’émotions factices que lui imposait son emploi, il eût pu demeurer quelque temps dans cette disposition chaleureuse et vraie, il eût reparu transformé sur la scène, et le public eût peut-être été fort surpris d’avoir à applaudir un excellent artiste, au lieu de sourire patiemment aux froides et correctes déclamations d’un comédien utile.

Mais on n’évite point sa destinée, et le prince Karol reparaissant tout à coup, Vandoni retrouva tout à coup son affectation. Il voulut lui faire un discours d’adieux, dans lequel il s’efforçait d’insinuer délicatement les idées et les sentiments sous l’empire desquels il venait de se trouver. Il échoua complétement ; il ne dit que des choses embrouillées, sans goût, sans suite, et, passant du grave au doux, du plaisant au sévère, il fut tour à tour emphatique et trivial, pédant et ridicule.

Il est vrai que l’air hautain et impatient du prince, ses réponses sèches et ses saluts ironiques étaient faits pour démonter un acteur plus habile que Vandoni. Ce dernier vit bien qu’il manquait son effet ; et, se rejetant sur l’aplomb maladroit du comédien sifflé, il se retourna vers la Floriani, en lui disant d’un air un peu débraillé : « Ma foi, je crois que je patauge, et que je ferai bien d’en rester là, si je ne veux m’enfoncer tout à fait, et te faire rougir de ton pauvre camarade. N’importe, tu parleras à ma place quand je serai parti, et tu diras que ton ami est un bon diable, qui ne veut faire de peine à personne. » Quelle chute !

Salvator Albani, qui avait occupé ces deux heures à tâcher de distraire Karol, s’empressa, avec sa bienveillance accoutumée, de passer sur toutes ces misères l’éponge de la politesse et de l’enjouement affectueux. Il prit Vandoni sous le bras, en lui disant qu’il était charmé d’avoir fait connaissance avec lui, qu’il irait le voir dans la première ville d’Italie où ils se retrouveraient ensemble ; enfin, qu’il allait lui tenir compagnie en se promenant avec lui jusqu’à Iseo, où Vandoni avait laissé son voiturin.

— Et le petit Salvator ? dit Vandoni au moment de partir. Je ne le reverrai donc pas ?

— Il est endormi, répondit Lucrezia. Viens lui dire bonsoir.

— Non, non ! reprit-il à voix basse, mais de manière à être entendu du prince et du comte : cela m’ôterait le peu de courage que j’ai !

Il fut assez content de l’intonation de cette dernière parole et du mouvement qu’il fit en s’arrachant de la maison. C’était un petit effet, mais il était juste, et, pour tous les enfants du monde, il n’eût pas voulu ne pas sortir brusquement sur cet effet-là.

— À moins que le prince ne soit un âne, pensa-t-il, il ne pourra douter que je n’aie dans le caractère un certain héroïsme naturel, qui me rend bien supérieur aux emplois secondaires où me réduisent l’injustice du public et la jalousie des concurrents.

La faiblesse secrète du pauvre Vandoni était de se croire né pour de plus hautes destinées, et, quand il commençait à se lier avec quelqu’un, il ne manquait pas de lui raconter toutes les intrigues de coulisses dont il se regardait comme victime. Il n’en fit point grâce au comte Albani durant le trajet à pied qu’ils parcoururent ensemble. Salvator l’encourageant par sa complaisance et se dévouant à cet ennui capital pour laisser à Karol et à Lucrezia le loisir de s’expliquer. Vandoni lui exposa toutes les traverses de sa vie de théâtre, et ne put même résister au désir de réciter à pleine voix, sur la grève, des fragments d’Alfieri et de Goldoni, pour lui montrer de quelle manière il eût pu s’acquitter des premiers rôles.

Pendant que Salvator subissait cette épreuve, Karol, assis dans un coin du salon, gardait un silence obstiné, et la Floriani cherchait à entamer une conversation qui les amènerait à de mutuels épanchements. Elle n’avait pas encore pénétré le fond de son âme à l’endroit de la jalousie, et, malgré les avertissements de Vandoni, elle se refusait à y croire. Comme il n’entrait pas dans ses instincts de franchise de tourner longtemps autour du sujet qui l’intéressait, elle se leva, s’approcha du prince, et lui prenant la main avec force : « Vous êtes mortellement triste ce soir, lui dit-elle, et j’en veux savoir la cause. Vous tremblez ! Vous êtes malade ou vous souffrez d’un secret chagrin. Karol, votre silence me fait mal, parlez ! Je vous l’ordonne au nom de l’amour, ou je vous le demande à genoux, répondez-moi. Est-ce ma persistance à refuser d’unir mon sort au vôtre qui vous affecte ainsi, et ne prendrez-vous jamais votre parti à cet égard ?… Eh bien ! Karol, s’il en est ainsi, je céderai ; je ne vous demande qu’une année de réflexions de votre part…

— Vous avez été très-bien conseillée par votre ami M. Vandoni, répondit le prince, et je dois lui savoir un gré infini de son intervention. Mais vous me permettrez de ne pas me soumettre aux conditions que vous daignez me faire de sa part. Je vous demande la permission de me retirer. Je suis un peu fatigué des déclamations que j’ai entendues ce soir. Peut-être m’y habituerai-je si vos amis redeviennent assidus chez vous. Mais ce n’est pas encore fait, et j’ai la tête brisée. Quant aux persécutions que je vous ai fait subir, et dont vous devez être bien lasse vous-même, je vous supplie de les oublier, et de croire que je respecterai assez votre repos désormais pour ne plus les renouveler.

En parlant ainsi d’un ton glacial, Karol se leva, et, saluant très-profondément la Floriani, il alla s’enfermer dans sa chambre.

XXVII.

De toutes les colères, de toutes les vengeances, la plus noire, la plus atroce, la plus poignante est celle qui reste froide et polie. Quand vous verrez un être se maîtriser à ce point, dites, si vous voulez, qu’il est grand et fort, mais ne dites point qu’il est tendre et bon. J’aime mieux la grossièreté du paysan jaloux, qui bat sa femme, que la dignité glacée du prince qui déchire sans sourciller le cœur de sa maîtresse. J’aime mieux l’enfant qui égratigne et mord, que celui qui boude en silence. Soyons emportés, violents, malappris, disons-nous des injures, cassons les glaces et les pendules, je le veux bien : ce sera absurde, mais cela ne prouvera point que nous nous haïssons. Au lieu que si nous nous tournons le dos fort poliment en nous séparant sur une parole amère et dédaigneuse, nous sommes perdus, et tout ce que nous ferons pour nous raccommoder nous brouillera davantage.

Voilà ce que pensait la Floriani restée seule et stupéfaite. Quoique fort douce à l’habitude, elle avait eu de grands accès d’indignation dans sa vie. Elle s’était alors abandonnée à la violence de son chagrin, elle avait maudit, elle avait cassé, elle avait peut-être juré, je n’en répondrais pas ; elle était la fille d’un pêcheur, et d’un pays où les serments par le corps de Bacchus et celui de la madone, par le sang de Diane et par celui du Christ, font à tout propos intervenir le ciel chrétien et païen