Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/56

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
51
LUCREZIA FLORIANI.

mieux une discussion en règle à propos d’un baiser donné à mon chien ? Pour moi, je n’aimerais pas à me mettre en désaccord avec vous sur quoi que ce soit, et, ne trouvant pas le sujet digne d’être commenté et pesé, je n’éprouve que le besoin de m’égayer un peu sur la bizarrerie de ce sujet même.

— Ah ! je suis ridicule, je le sais, dit Karol : et c’est une chose funeste pour moi, que vous commenciez à vous en apercevoir ! Ne pouviez-vous me répondre autrement que par un éclat de rire ?

— Je ne trouvais rien à répondre là-dessus, vous dis-je, reprit Lucrezia, un peu impatientée. Faut-il donc, quand vous me faites une observation, que je baisse la tête en silence, quand même je ne suis point persuadée qu’elle vaille la peine d’être faite ?

— Il faut donc devenir étranger l’un à l’autre sur tout ce qui touche au monde réel, dit Karol avec un soupir. Nous nous entendrions si peu sur ce point, que je dois apparemment me taire ou n’ouvrir la bouche que pour faire rire ! »

Il bouda deux heures pour ce fait, après quoi il n’y songea plus et redevint aussi aimable que de coutume ; mais la Floriani fut triste pendant quatre heures, sans bouder et sans montrer sa tristesse.

Le lendemain, ce fut autre chose, je ne sais quoi, moins encore ; et, le surlendemain, on fut triste de part et d’autre, sans cause apparente.

Salvator n’avait pas vu la pureté éclatante du bonheur de ces deux amants en son absence. À peine arrivé, il ne voyait, au contraire, que le retour de Karol à ses anciennes susceptibilités. Il le trouvait, tantôt plein d’affection, tantôt plein de froideur pour lui. Il ne s’en étonnait pas, l’ayant toujours vu ainsi ; mais il se disait avec chagrin que la cure n’était point radicale, et il revenait à la conviction que ces deux êtres n’étaient point faits l’un pour l’autre.

Après plusieurs jours d’observations et de réflexions sur ce sujet, il résolut de s’en expliquer avec son ami et de l’amener, malgré lui, à se révéler. Il savait que ce n’était point facile, mais il savait aussi comment il devait s’y prendre.

— Cher enfant, lui dit-il, environ une semaine après son retour à la villa Floriani, je voudrais, s’il est possible, obtenir de toi une réponse à la question suivante : Sommes-nous encore pour longtemps ici ?

— Je ne sais pas, je ne sais pas, répondit Karol d’un ton sec, et, comme si cette demande l’eût fort importuné ; mais, un instant après, ses yeux se remplirent de larmes, et il parut prévoir, par la manière dont il regarda Salvator, que leur séparation lui semblait inévitable.

— Je t’en prie, Karol, reprit le comte Albani, en lui prenant la main, une fois, en ta vie, essaie de te faire une idée de l’avenir par complaisance pour moi, qui ne puis rester dans une éternelle attente des événements. Autrefois, c’est-à-dire avant de venir ici, tu te retranchais toujours sur l’état de ta santé, qui ne te permettait de faire aucun projet. « Fais de moi tout ce que tu voudras, disais-tu ; je n’ai aucune volonté, aucun désir. » À présent, les rôles sont changés, et ta santé ne peut plus te servir de prétexte ; tu te portes fort bien, tu as pris de la force… Ne secoue pas la tête ; je ne sais où en est ton moral, mais je vois fort bien que ton physique va au mieux. Tu ne te ressembles plus, ta figure a changé de ton et d’expression, tu marches, tu manges, tu dors comme tout le monde. L’amour et Lucrezia ont fait ce miracle ; tu ne t’ennuies plus de la vie, tu te sens fixé apparemment. C’est à mon tour d’être incertain et de ne plus voir clair devant moi. Voyons, tu veux rester ici n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas si je pourrais partir, quand même je le voudrais, répondit Karol, extrêmement malheureux d’avoir à répondre clairement : je crois que je n’en aurais pas la force, et pourtant je le devrais.

— Tu le devrais, parce que… ?

— Ne me le demande pas. Tu peux bien le deviner toi-même.

— Tu es donc toujours aussi paresseux d’esprit quand il faut arriver à traiter l’insipide chapitre de la vie réelle ?

— Oui, d’autant plus paresseux, que j’en suis sorti davantage depuis quelque temps.

— Alors, tu veux que je fasse comme à l’ordinaire ; que je pense à ta place, que je discute avec moi-même, comme si c’était avec toi, et que je te prouve, par de bonnes raisons, ce que tu as envie de faire.

— Eh bien, oui, répondit le prince avec le sérieux d’un enfant gâté. Ce n’est pas qu’en cette circonstance il eût besoin de l’avis d’un autre pour connaître la force de son amour ; mais il était bien aise d’entendre juger sa situation par Salvator, pour tâcher de lire dans les sentiments secrets de celui-ci.

— Voyons ! reprit gaiement Salvator, qui redoutait d’autant moins un piége qu’il n’avait pas d’arrière-pensée ; je vais essayer. Ce n’est pas facile maintenant ; tout est changé en toi, et il ne s’agit plus de savoir si l’air de ce pays est bon, si le séjour est agréable, si l’auberge est bien tenue, et si la chaleur ou le froid ne doivent point nous chasser. L’été de la passion te réchaufferait quand même le soleil de juin ne darderait pas ses rayons sur ta tête. Cette maison de campagne est belle, et l’hôtesse n’est point désagréable… Allons ! tu ne veux pas même sourire de mon esprit ?

— Non, ami, je ne puis. Parle sérieusement.

— Volontiers. Alors je serai bref. Tu es heureux ici, et tu te sens ivre d’amour. Tu ne peux prévoir combien de temps cela durera sans se troubler et s’obscurcir. Tu veux jouir de ton bonheur, tant que Dieu le permettra, et après… Voyons, après ? Réponds. Jusqu’ici j’ai constaté ce qui est, c’est ce qui sera ensuite que je tiens à savoir.

— Après ! après, Salvator ? Après la lumière, il n’y a que les ténèbres.

— Pardon ! il y a le crépuscule. Tu me diras que c’est encore la lumière, et que tu en jouiras jusqu’à extinction finale. Mais quand viendra la nuit, il faudra pourtant bien se tourner vers un autre soleil ? Que ce soit l’art, la politique, les voyages ou l’hyménée, nous verrons ! Mais, dis-moi, quand nous en serons là, où nous retrouverons-nous ? Dans quelle île de l’Océan de la vie faut-il que j’aille t’attendre ?

— Salvator ! s’écria le prince effrayé et oubliant les tristes soupçons qui l’obsédaient, ne me parle pas d’avenir. Tiens, moins que jamais, je puis prévoir quelque chose. Tu me prédis la fin de mon amour ou du sien, n’est-ce pas ? Eh bien, parle-moi de la mort, c’est la seule pensée que je puisse associer à celle que tu me suggères.

— Oui, oui, je comprends. Eh bien n’en parlons plus, puisque tu es encore dans ce paroxysme où l’on ne peut songer ni à faire cesser, ni à faire durer le bonheur. Il est fâcheux, peut-être, qu’un peu d’attention et de prévoyance ne soient pas admissibles dans ces moments-là ; car tout idéal s’appuie sur des bases terrestres, et un peu d’arrangement dans les choses de la vie pourrait contribuer à la stabilité, ou du moins, à la prolongation du bonheur !

— Tu as raison, ami, aide-moi donc ! Que dois-je faire ? Y a-t-il quelque chose de possible dans la situation étrange où je me vois placé ? J’ai cru que cette femme m’aimerait toujours !

— Et tu ne le crois plus ?

— Je ne sais plus rien, je ne vois plus clair.

— Il faut donc que je voie à ta place. La Floriani t’aimera toujours, si vous pouvez parvenir à aller demeurer dans Jupiter ou dans Saturne.

— Ô ciel ! tu railles ?

— Non, je parle raison. Je ne connais pas de cœur plus ardent, plus fidèle, plus dévoué que celui de Lucrezia ; mais je ne connais pas d’amour qui puisse conserver son intensité et son exaltation au delà d’un certain temps, sur la terre où nous vivons.

— Laisse-moi, laisse-moi ! dit Karol avec amertume, tu ne me fais que du mal !

— Ce n’est pas le procès de l’amour que je viens faire, reprit Salvator avec calme. Je ne prétends pas prouver