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LUCREZIA FLORIANI.

ses lèvres. La Floriani cueillit des nénuphars, et, sautant d’une barque dans l’autre, avec une légèreté et une adresse qu’on n’eût pas attendues d’une personne un peu lourde en apparence dans ses formes, mais qui rappelaient ses habitudes de jeunesse, elle orna de ces belles fleurs la tête de ses filles.

Karol commençait à se radoucir intérieurement. Le vieux Menapace guidait la barque avec un aplomb et une expérience consommés à travers les rochers et les troncs d’arbres entassés au rivage. Aucun enfant ne se noyait, et Karol s’habituait à les voir courir d’un bord à l’autre, diriger le gouvernail et se pencher sur l’eau, sans tressaillir à chacun de leurs mouvements.

La brise du soir s’élevait suave et charmante, apportant le parfum de la vigne en fleurs et de la fève à odeur de vanille.

Mais il était écrit que cette journée finirait l’extase tranquille de Karol et marquerait pour lui le commencement d’une série de petites souffrances inexprimables. Salvator trouva que les nénuphars étaient si beaux que la Floriani devait en mettre aussi dans ses cheveux noirs. Elle s’y refusa, disant qu’elle avait assez subi au théâtre le poids des coiffures et des ornements, et qu’elle était heureuse de ne plus sentir sur sa tête la gêne d’une seule épingle. Mais Karol partageait le désir de son ami, et elle consentit à ce qu’il passât quelques fleurs dans ses tresses splendides.

Tout allait bien, excepté la coiffure que Karol arrangeait sans art et sans adresse, tant il craignait de faire tomber un seul cheveu de cette tête chérie. Salvator eut la malheureuse idée de s’en mêler. Il défit l’ouvrage du prince, et, prenant à deux mains la riche chevelure de la Floriani, il la roula sans façon et l’entremêla de roseaux et de fleurs, selon son goût. Il réussit fort bien, car il avait de l’habileté pour ce qu’on appelle trivialement le tripotage, expression trop familière, mais difficile à remplacer. Il entendait bien la statuaire au point de vue de l’ornementation.

Il fit à la Floriani une coiffure digne d’une naïade antique, en lui disant : « Est-ce que tu ne te souviens pas qu’à Milan, quand je me trouvais dans ta loge pendant ta toilette, j’y mettais toujours la dernière main ?

— C’est vrai, répondit-elle, je l’avais oublié ; tu avais un don particulier pour donner du caractère aux ornements, pour trouver l’assortiment heureux des couleurs, et je t’ai souvent consulté pour mes costumes.

— Tu n’y crois pas, Karol ? reprit Salvator en s’adressant à son ami, qui avait fait le mouvement d’un homme qui reçoit un coup d’épingle ; regarde-la, comme elle est belle ! Tu n’aurais jamais trouvé comme moi ce qui convenait à la ligne de son front, au volume de sa tête et à la puissance de sa nuque. Tu ne la dégageais pas assez. Elle avait l’air d’une madone avec ta coiffure, et ce n’est point là le caractère de sa beauté. Elle est déesse maintenant. Prosternons-nous, faibles mortels, et adorons la nymphe du lac ! »

En parlant ainsi, Salvator pressa d’un lourd baiser les genoux de la Floriani, et Karol tressaillit comme un homme qui reçoit un coup de poignard.

XX.

Le pauvre enfant avait oublié que Salvator était aussi amoureux que lui, dans un sens, de la Floriani ; qu’il lui avait sacrifié de grand cœur ses prétentions, mais non sans effort et sans regret. Comme Karol ne comprenait rien à ce genre d’amour, il ne s’était pas rendu compte de ce que son ami avait pu souffrir en le voyant devenir maître des biens qu’il convoitait. Il s’était dit que la première belle femme que Salvator rencontrerait lui ferait oublier ce désir insensé.

Ou plutôt, il ne s’était rien dit du tout, il n’aurait pas eu le courage d’examiner le côté scabreux d’une telle situation. Il avait écarté le souvenir de la première nuit passée à la villa Floriani, des tentations et des tentatives de Salvator, et même des embrassades du lendemain matin, lorsqu’il avait cru dire à Lucrezia un long adieu. La crise de la maladie et le miracle du bonheur avaient tout effacé de l’esprit du prince. Il s’était habitué en un jour, en un instant, à ne plus rien juger, à ne plus rien comprendre ; et de même, en un jour, en un instant, il recommençait à trop juger, à trop comprendre, c’est-à-dire à tout commenter avec excès et à souffrir de tout.

Certes, Salvator Albani avait renoncé de bonne foi à voir la Floriani avec d’autres yeux que ceux d’un frère. Mais il y avait en lui un fonds de sensualité italienne qui l’empêchait d’arriver jusqu’à la chasteté d’un moine. S’il eût eu deux sœurs, une belle et une laide, il eût, sans nul doute, et sans se rendre compte de son propre instinct, préféré la belle, eût-elle été moins aimable et moins bonne que l’autre. Enfin, entre deux sœurs également belles, mais dont l’une aurait connu l’amour, et l’autre la vertu seulement, il aurait été bien plus l’ami de celle qui eût compris le mieux ses faiblesses et ses passions.

L’amour était son Dieu, et toute belle femme au cœur tendre en était la prêtresse. Il pouvait l’aimer avec désintéressement, mais non la voir sans émotion. L’amour de la Floriani pour son ami ne le dérangeait donc point dans son admiration et dans son plaisir, lorsqu’il la contemplait et respirait son haleine. Il aimait tout autant qu’auparavant à toucher ses bras, ses cheveux, et jusqu’à son vêtement, et l’on comprend bien que Karol était jaloux de ces choses-là, presque autant que du cœur de sa maîtresse.

La Floriani, qui le croirait ? était d’une nature aussi chaste que l’âme d’un petit enfant. C’est fort étrange, j’en conviens, de la part d’une femme qui avait beaucoup aimé, et dont la spontanéité n’avait pas su faire plusieurs parts de son être pour les objets de sa passion. C’était probablement une organisation très-puissante par les sens, quoiqu’elle parût glacée aux regards des hommes qui ne lui plaisaient point. C’est qu’en dehors de son amour, où elle se plongeait tout entière, elle ne voyait pas, n’imaginait pas et ne sentait pas. Dans les rares intervalles où son cœur avait été calme, son cerveau avait été oisif ; et si on l’eût séparée éternellement de la vue de l’autre sexe, elle eût été une excellente religieuse, tranquille et fraîche. C’est dire qu’il n’y avait rien de plus pur que ses pensées dans la solitude, et, quand elle aimait, tout ce qui n’était pas son amant était pour elle, sous le rapport des sens, la solitude, le vide, le néant.

Salvator pouvait bien l’embrasser, lui dire qu’elle était belle, et frémir un peu en pressant son bras contre le sien : elle s’en apercevait encore moins que le jour où, ne prévoyant pas que Karol l’aimait déjà, il avait été forcé de lui parler clairement et hardiment pour lui faire comprendre ses désirs.

Toute femme comprend pourtant bien le regard et l’inflexion de voix qui lui parlent d’amour d’une manière détournée. Les femmes du monde ont, à cet égard, une pénétration qui va souvent au delà de la vérité, et, souvent aussi, leur empressement à se défendre, avant qu’on les attaque sérieusement, est une provocation de leur part et un encouragement à l’audace. La Floriani, au contraire, dans son expressive bienveillance, mettait tout sur le compte de la sympathie qu’elle avait excitée comme artiste, ou de l’amitié qu’elle inspirait comme femme. Elle était brusque et ennuyée avec les hommes qui lui inspiraient de la défiance et de l’éloignement ; mais, avec ceux qu’elle estimait, elle avait le cœur sur la main ; elle eût cru manquer à la sainteté de l’amitié en se tenant trop sur ses gardes. Elle savait bien que quelque mauvaise pensée pouvait leur passer par la tête. Mais elle avait pour règle de ne pas paraître s’en apercevoir, et, tant qu’on ne la forçait point à se montrer sévère, elle était douce et abandonnée. Elle pensait que les hommes sont comme des enfants, avec lesquels il faut plus souvent détourner la conversation et distraire l’imagination que répondre et discuter sur des sujets délicats et dangereux.

Karol, qui aurait dû comprendre la solidité de ce caractère simple et droit, ne le connaissait pourtant pas.