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LUCREZIA FLORIANI.

Elle avait beaucoup parlé à Karol de choses réelles pour la première fois, et elle se flattait d’avoir profité d’une bonne occasion pour réhabiliter dans son esprit ce père qu’elle aimait sincèrement. Mais il est des thèses que l’esprit accepte sans qu’elles s’emparent du cœur. Karol sentait que la Floriani venait de faire un sage plaidoyer en faveur de la tolérance et en vue de la réhabilitation de la nature humaine. Il n’en était pas moins révolté de la réalité, et incapable d’accepter les travers humains avec un autre sentiment que celui de la politesse, cette générosité perfide qui laisse le cœur froid et les répugnances victorieuses.

Il eût fallu à la Floriani, selon lui, un milieu plus digne d’elle, c’est-à-dire un milieu tel qu’il n’en existe pour personne ; un lac plus vaste sans cesser d’être aussi paisible, une demeure plus pittoresque sans cesser d’être aussi commode et aussi saine, une gloire moins chèrement acquise sans cesser d’être aussi brillante, et surtout un père plus distingué, plus poétique, sans cesser d’être un pêcheur de truites. Il n’avait point le sens aristocratique étroit : il aimait cette origine rustique, cette chaumière natale, ces filets suspendus aux saules du rivage ; mais un paysan de poëme ou de théâtre, un montagnard de Schiller ou de Byron, lui eût été nécessaire pour mettre à cet égard son esprit à l’aise. Il n’aimait pas Shakspeare sans de fortes restrictions : il trouvait ses caractères trop étudiés sur le vif, et parlant un langage trop vrai. Il aimait mieux les synthèses épiques et lyriques, qui laissent dans l’ombre les pauvres détails de l’humanité : c’est pourquoi il parlait peu et n’écoutait guère, ne voulant formuler ses pensées ou recueillir celles des autres que quand elles étaient arrivées à une certaine élévation. Fouiller le sein de la terre pour analyser les sucs généreux et malfaisants qu’elle contient, afin de planter à propos et de tirer parti de ce qu’elle peut produire, eût été pour lui œuvre vile et révoltante. Mais cueillir de belles fleurs, admirer leur éclat et leur parfum, sans se soucier de la peine et de la science du jardinier, tel était le doux emploi qu’il se réservait dans la vie.

La Floriani avait donc parlé dans le désert en croyant le convaincre. Il l’avait écoutée avec recueillement, et, dans tout ce qu’elle avait dit, il avait admiré la rédaction, la partie ingénieuse de son système de tolérance, la beauté de son instinct. Mais il ne trouvait pas qu’elle eût raison d’accepter le mal pour ne pas méconnaître le bien. C’était l’antipode de sa manière de sentir les rapports humains. Il avait pourtant une haute idée du devoir filial ; mais il savait faire, entre le devoir et le sentiment, entre les actions et les sympathies, une distinction qui était tout à fait inconnue à la Floriani. Ainsi, à sa place, il n’eût pas cherché à justifier l’avarice de Menapace, parce que, pour trouver à ce vice un côté estimable, il fallait commencer par avouer qu’il existait en lui. Il l’eût nié, au contraire, ou il eût gardé un profond silence, ce qui est bien plus facile, il faut en convenir.

Et puis, la Floriani, en parlant d’elle-même, lui avait fait encore beaucoup de mal. Elle avait prononcé des mots qui l’avaient brûlé comme un fer rouge. Elle avait dit qu’elle n’avait jamais été une fille entretenue, elle avait peint les mœurs de ses pareilles avec une terrible vérité. Elle avait raconté ses premières amours et nommé elle-même son premier amant. Karol aurait voulu qu’elle n’en eût pas seulement l’idée, qu’elle ignorât que le mal existe ici-bas, ou qu’elle ne s’en souvînt pas en lui parlant. Enfin, il aurait voulu, pour compléter la somme de ses exigences fantastiques, que, sans cesser d’être la bonne, la tendre, la dévouée, la voluptueuse et la maternelle Lucrezia, elle fût la pâle, l’innocente, la sévère et la virginale Lucie. Il n’eût demandé que cela, ce pauvre amant de l’impossible !

XIX.

Salvator, endormi sous l’ombrage, venait de se réveiller plein de bien-être et de gaieté. Quand nous nous sentons dispos et pleins d’exubérance, nous n’avons pas le sens aussi délicat que de coutume pour observer ou deviner les peines d’autrui. La pâleur et l’abattement de Karol échappèrent donc au regard de son ami ; et la Floriani, les attribuant à la fatigue des larmes que l’amour et l’attendrissement lui avaient fait verser à la vue de son portrait, ne songea pas à s’en inquiéter.

Lorsque, dans l’enfance, nous souffrons d’une secrète douleur, nous voudrions que tout ce que nous faisons pour la cacher devînt inutile devant la pénétration subtile et bienfaisante des êtres qui nous aiment ; et comme, en même temps, nous nous taisons avec fierté, nous avons l’injustice de croire qu’ils sont indifférents, parce qu’ils ne sont pas importuns. Beaucoup d’hommes restent enfants en ce point, et Karol l’était resté particulièrement. La gaieté active et bruyante de Salvator le rendit donc de plus en plus chagrin, et la sérénité de la Lucrezia, qui, jusque-là, s’était communiquée à lui par attraction, perdit pour la première fois sa bénigne influence.

Pour la première fois aussi, le bruit et le mouvement perpétuel des enfants le fatiguèrent. Ils étaient habituellement calmes sous l’œil de leur mère ; mais, pendant le dîner, ils furent tellement excités et ravis par les taquineries amicales, les caresses et les rires de Salvator, qu’ils menèrent grand tapage, répandirent leurs verres sur la nappe et chantèrent à tue-tête, répétant toujours le même refrain, comme ces pinsons que les Hollandais font lutter, et pour lesquels ils engagent des paris. Célio cassa son assiette, et son chien se mit à aboyer si fort qu’on ne s’entendait plus.

La Floriani ne s’interposait pas bien sévèrement ; elle riait malgré elle des enfantillages de Salvator et des plaisantes reparties de ses marmots ivres de plaisir, et hors d’eux-mêmes, comme le deviennent si aisément ces petits êtres nerveux quand on les excite.

Karol admirait chaque jour, depuis deux mois, les grâces et les gentillesses de cette couvée d’anges, et il les aimait tendrement à cause de celle qui leur avait donné le jour. Il ne se rappelait pas qu’ils eussent des pères, et quels pères, peut-être ! Il les croyait nés du Saint-Esprit, tant ils lui semblaient parés des dons célestes de leur mère. La Floriani lui savait un gré infini de cette tendresse qu’il exprimait avec tant d’effusion, et qui se traduisait en observations si fines et si poétiques sur leurs divers genres de beauté et d’aptitude.

Pourtant, les enfants ne l’aimaient point.

Ils avaient comme peur de lui, et il était difficile de s’expliquer pourquoi ses doux sourires et ses délicates complaisances les trouvaient irrésolus et timides. Le chien de Célio lui-même couchait les oreilles et ne remuait point la queue quand le prince le nommait en le regardant. Cet animal savait bien qu’il parlait de lui avec bienveillance, mais qu’il ne le touchait jamais, et qu’une secrète aversion physique lui faisait craindre d’effleurer seulement un animal quelconque. Si les chiens ont un merveilleux instinct pour se méfier des gens qui se méfient d’eux, il ne faut pas s’étonner que les enfants aient le même avertissement intérieur à l’approche de ceux qui ne les aiment pas. Karol n’aimait pas les enfants en général, quoiqu’il ne l’eût jamais dit, quoiqu’il ne se le dît pas à lui-même. Au contraire, il croyait les aimer beaucoup, parce que la vue d’un bel enfant le jetait dans un attendrissement de poëte et dans un ravissement d’artiste. Mais il avait peur d’un enfant laid ou contrefait. La pitié qu’il ressentait à son approche était si douloureuse, qu’il en était réellement malade. Il ne pouvait accepter dans l’enfant le moindre défaut physique, pas plus que chez l’homme il ne pouvait tolérer une difformité morale.

Les enfants de la Floriani étant parfaitement beaux et sains, charmaient ses regards ; mais si l’un d’eux fût devenu estropié, outre la douleur qu’il en eût ressenti dans son âme, il eût été saisi d’un malaise insurmontable. Il n’eût jamais osé le toucher, le porter dans ses bras, le caresser. Un enfant stupide ou méchant, sous ses yeux, lui eût été un fléau à le dégoûter de la vie ; et, loin d’entreprendre de l’amender, il se fût enfermé dans sa chambre pour ne pas le voir ou l’entendre. Enfin, il aimait les enfants avec son imagination, et non avec ses