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LUCREZIA FLORIANI.

dans la langue reçue, on aurait bien pu appeler une femme perdue ; elle croyait à ce calme qui lui semblait si beau, si neuf, si salutaire. Elle l’éprouvait en elle-même, parce que la lassitude et le dégoût avaient calmé son sang, et la préservaient d’un entraînement subit.



C’était la Floriani. (Page 38.)

Et, dans cette confiance réciproque, si absolue et si sincère, que la présence de Salvator ne les gênait point, et que leurs chastes baisers craignaient à peine les regards des enfants, chaque jour pourtant creusait un abîme. Karol n’existait plus par lui-même. Sa race, sa croyance, sa mère, sa fiancée, ses instincts, ses goûts et ses relations, il avait tout perdu de vue. Il ne respirait que par le souffle de la Floriani, il ne respirait pas et ne voyait pas, il ne comprenait ni ne pensait, quand elle ne se mettait pas entre lui et le monde extérieur. L’ivresse était si complète qu’il ne pouvait plus faire un pas de lui-même dans la vie. L’avenir ne lui pesait pas plus que le passé. L’idée de se séparer d’elle n’avait aucun sens pour lui. Il semblait que cet être diaphane et fragile se fût consumé et absorbé dans le foyer de l’amour.

Peu à peu pourtant la flamme se dégagea des nuages de parfums qui la voilaient. L’éclair traversa le ciel, la voix de la passion retentit comme un cri de détresse, comme une question de vie ou de mort. Un insensible abandon de toute crainte et de toute prudence avait amené jour par jour l’imminente défaite de cette suprême raison dont se piquait la Floriani. Un invincible attrait, une progression de voluptés délicates et dévorantes, les délices d’une ivresse inconnue et souveraine avaient endormi et anéanti une à une les saintes terreurs de Karol, et cette victoire des sens, qu’il avait cru devoir être avilissante pour tous deux, donna à son amour une exaltation et une intensité nouvelles.

Il avait passé sa vie à se battre en duel au nom de l’esprit contre la matière, il avait vu dans la sanctification du mariage et dans l’union bénie de deux virginités, la seule réhabilitation possible de cet acte qui n’était divin selon lui que parce qu’il était nécessaire. Il avait cru longtemps que demander la révélation de l’amour à une femme prodigue de ce bienfait, ou seulement à une femme qui ne lui en apporterait pas les prémices, serait pour lui une chute sans remède et sans pardon à ses propres yeux. Il fut fort surpris de se sentir inondé de tant de joie que sa