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LUCREZIA FLORIANI.

passer dans ce chapitre, et que rien de tout ce qui est arrivé jusqu’ici, dans le cours monotone de cette histoire, ne t’a causé le plus léger étonnement. Je voudrais être auprès de toi quand tu approches du dénouement de chaque phase d’un roman quelconque, et, d’après tes prévisions je saurais si l’œuvre est dans le chemin de la logique et de la vérité ; je me méfie beaucoup d’un dénouement impossible à prévoir pour tout autre que pour l’auteur parce qu’il n’y a pas plusieurs partis à prendre pour des caractères donnés. Il n’y en a qu’un, et si personne ne s’en doute, c’est que les caractères sont faux et impossibles.

Tu me diras peut-être que voilà le prince Karol se livrant à une explosion de sentiment et à un abandon de passion bien en dehors des habitudes que je t’ai révélées de lui jusqu’ici. Mais non, tu ne me feras pas une observation aussi niaise ; car je te renverrais encore à toi-même et je te demanderais si, en matière d’amour, ce qui nous semble le plus opposé à nos goûts et à nos facultés n’est pas précisément ce que nous embrassons avec le plus d’ardeur ; et si, dans ces cas-là, l’impossible n’est pas justement l’inévitable.

Vraiment, la vie, telle qu’elle se passe sous nos yeux, est bien assez folle et assez fantasque, le cœur humain, tel que Dieu l’a fait, est bien assez mobile et assez inconséquent ; il y a, dans le cours naturel des choses, bien assez de désordres, de cataclysmes, d’orages, de désastres et d’imprévu, pour qu’il soit inutile de se torturer la cervelle à inventer des faits étranges et des caractères d’exception. Il suffirait de raconter. Et puis, qu’est-ce que les caractères exceptionnels que le roman va toujours chercher pour surprendre et intéresser le public ? Est-ce que nous ne sommes pas tous des exceptions par rapport aux autres, dans le détail infini de nos organisations ? Si certaines lois communes font de l’humanité un seul être, n’y a-t-il pas, dans l’analyse de cette grande synthèse, autant d’êtres distincts et dissemblables que nous sommes d’individualités ? La Genèse nous dit que Dieu fit l’homme d’un peu de terre et d’eau, pour nous montrer que la même matière élémentaire servit à notre formation. Mais, dans la combinaison des parties constituantes de cette matière, reste la diversité éternelle et infinie, et, de là, ces deux feuilles identiques impossibles à rencontrer dans le règne végétal, ces deux cœurs identiques inutiles à rêver dans la race humaine. Sachons donc bien ce lieu commun : que chacun de nous est un monde inconnu à ses semblables, et pourrait raconter de soi une histoire ressemblant à celle de tout le monde, semblable à celle de personne.

Le roman n’a pas autre chose à faire que de raconter fidèlement une de ces histoires personnelles, et de la rendre aussi claire que possible ; qu’on y ajoute beaucoup de faits extérieurs, qu’on y mêle beaucoup d’individualités diverses, je le veux bien : mais c’est compliquer beaucoup la besogne sans beaucoup de profit pour notre instruction morale. Et puis, c’est très-fatigant pour le lecteur, qui est paresseux ! Réjouis-toi donc, paresseux de lecteur, de trouver aujourd’hui un auteur plus paresseux que toi.

Tu pressens déjà que la Floriani, en faisant la transaction, s’engageait plus qu’elle ne pensait, et qu’un amour maternel platonique, et pourtant passionné, ne pouvait durer éternellement entre un homme de vingt-quatre ans et une femme de trente, beaux tous les deux, et tous deux enthousiastes et avides de tendresse. Cela dura six semaines, peut-être deux mois, avec une sérénité angélique de part et d’autre, et ce fut, il faut bien le dire, le plus beau temps de leur amour. Puis vint l’orage, et c’est dans l’âme du jeune homme qu’il s’alluma d’abord ; puis vinrent quelques heures d’ivresse, où, pour tous deux, le ciel sembla descendre sur la terre. Mais quand la félicité humaine est arrivée à son apogée, elle touche à sa fin. L’inexorable loi qui préside à notre destinée l’a réglé ainsi, et la plus folle des sagesses serait celle qui exhorterait l’homme à se développer pour le bonheur absolu, sans lui dire que ce bonheur doit être dans sa vie le passage d’un éclair, et qu’il faut s’arranger pour végéter le reste du temps, assez satisfait d’une espérance ou d’un souvenir. Il en est de la vie comme du roman : pour qu’elle fût complète, il faudrait mourir le lendemain de certains jours. Pour que le roman flatte l’imagination, on le termine ordinairement le jour de l’hyménée ; c’est-à-dire qu’on aspire, pendant un nombre plus ou moins savant de volumes, à voir luire un rayon, dont aucun art ne peut exprimer l’éclat et la beauté, et que le lecteur colore à sa guise, car c’est là que l’auteur renonce à peindre et lui souhaite le bonsoir.

Eh bien ! pour essayer un peu de sortir du chemin tracé, nous ne fermerons pas le livre à cette page fatale. Nous nous arrêterons un instant au sommet de cette pente que nous avons vu gravir, et nous la redescendrons dans un second volume, que le lecteur est dispensé de lire s’il n’aime pas les histoires tristes et les vérités chagrines.

Te voilà bien averti, cher lecteur, tu sais tout ce qui doit arriver désormais. Je poursuis, arrête-toi là si tu veux. Tu connais la synthèse de ces deux existences qui se sont rapprochées des deux bouts opposés de l’horizon social. Le détail me regarde, et si tu ne t’en soucies point, laisse-moi l’écrire en paix. Crois-tu donc que l’on soit toujours forcé de penser à toi, et que l’on n’écrive jamais pour soi-même, en se donnant le plaisir de t’oublier ? Tu n’es guère embarrassé de le rendre, et alors nous sommes quittes.

En renonçant à l’amour, en cherchant la retraite, la Floriani s’était trompée de date dans sa vie. Il est bien certain qu’elle s’était persuadé, dans ce moment-là, que le calme de la vieillesse, auquel elle aspirait, était venu, par miracle, lui apporter ses bienfaits avant le temps. Les quinze années de passion et de tourments qu’elle venait de fournir lui semblaient si lourdes et si cruelles qu’elle se flattait de se les faire compter doubles par le Dispensateur suprême de nos épreuves. Mais l’implacable destinée n’était pas satisfaite. Pour s’être trompée dans ses choix, pour avoir donné une affection sublime à des êtres qui lui plaisaient sans le mériter, pour n’avoir pas su aimer ceux qui le méritaient sans lui plaire, pour avoir trop aimé ceux que Jésus-Christ a voulu racheter, et n’avoir pas cherché la quiétude, la sécurité et le triomphe paisible des élus, de ces insupportables justes, qui du haut de leurs chaises d’or, narguent les misères et les souffrances de l’humanité, la pauvre pécheresse devait expier encore les malheurs passés par de nouveaux malheurs. Faites-vous sœur de charité, allez ramasser les membres épars sur le champ de bataille, et chasser les mouches immondes des plaies du moribond abandonné ; vous serez emportée par un boulet, ou traitée comme une vivandière par le vainqueur brutal. Mais vivez avec les parfaits, n’aimez que les beaux, les riches, les sages, les heureux de ce monde, parfumez votre âme délicate dans une atmosphère éthérée ; soyez comme une fleur dans son jardin, comme la princesse Lucie dans son nuage, et vous serez canonisée.

La Floriani se faisait donc de grandes illusions, en s’imaginant qu’elle en serait quitte à si bon marché, et que, désormais, elle pourrait vivre pour ses enfants, pour son vieux père, et pour elle-même. Un cœur qui a passé par d’aussi terribles maladies que celles dont elle sortait à peine n’est pas guéri par quelques mois de repos et de solitude. Cette solitude même et cette inaction ne sont peut-être pas ce qui lui convient. La transition s’était faite trop brusquement, et, en acceptant sa guérison comme un fait accompli, la bonne Lucrezia n’avait pas assez veillé sur elle-même. Lorsqu’au lieu de cet amour exigeant et personnel qui avait fait tout le mal de sa vie, le noble et romanesque prince de Roswald lui offrit un dévouement absolu, un respect digne d’une sainte, et qu’il accepta même avec transport le vœu d’une amitié chaste de sa part, elle se crut sauvée. Était-il permis à une femme chargée de tant de fautes de s’abuser à ce point, et de s’imaginer bonnement que la Providence allait la récompenser de ses erreurs au lieu de l’en punir ? Non, cela n’était point permis, et pourtant la Lucrezia s’en accommoda avec sa naïveté habituelle.