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LETTRE À M. LERMINIER.

séquences, tirées à l’extrême, conduisent à l’absurde, est faux ; 2o que votre palliatif ne fait que reculer la difficulté au lieu de la résoudre, et se trouve toujours inutile, qu’il agisse dans un avenir prochain ou éloigné ; car ou la bourgeoisie mettra le peuple à même de s’instruire sérieusement, en lui rendant le pain moins difficile en même temps que l’éducation plus accessible, et alors moins de dix années suffiront pour répandre partout les lumières dont vous parlez ; ou bien elle ne fera que lui montrer la possibilité d’une instruction dont les exigences de son travail journalier l’empêcheront de profiter, et alors vous rendez indéfinie la durée de cette horrible inégalité ; 3o que la bourgeoisie, composée d’hommes égoïstes, comme tous le sont, la bourgeoisie qui n’est autre chose qu’une minorité toute puissante, par conséquent qu’une aristocratie, dont le seul avantage sur l’autre est son élasticité, profitera largement du monopole social qu’elle a entre les mains, et ne renoncera jamais, sans y être forcée, aux moyens qu’elle possède de jouir plus que le peuple en travaillant moins.

Ceci nous mène au point de vue historique de la question. Nous voyons tout d’abord dans l’histoire que jamais une classe inférieure de la société n’a été appelée volontairement par les classes supérieures au partage du pouvoir ; que jamais les vaincus n’ont obtenu, du libre consentement des vainqueurs, les moyens de s’égaler à eux. Je ne sache pas que cette révolution communale du xiie siècle, et cette révolution générale du xviiie, que vous dites avoir constitué, l’une la bourgeoisie, l’autre le peuple, aient été accomplies spontanément par la royauté et l’aristocratie, dans le seul intérêt de la justice et dans le seul but de reconnaître à propos la souveraineté de l’esprit humain. Je vois au contraire que ce n’est qu’à leur corps défendant qu’elles ont laissé creuser, par leurs inférieurs politiques, ces abîmes où sont allés s’engloutir leurs priviléges et leur domination ; et de là je conclus plus fortement que la bourgeoisie, maîtresse à son tour du gouvernement tout entier, n’en cédera au peuple que ce que celui-ci en pourra arracher. Le pouvoir politique est comme une ville forte, fermée de toutes parts, où l’on n’entre jamais que d’assaut.

Maintenant, revenant un peu sur nos pas, nous vous ferons remarquer la différence que nous croyons apercevoir entre les résultats des deux révolutions que vous avez rappelées. Nous reconnaissons bien avec vous que la révolution communale du xiie siècle a constitué la bourgeoisie, non pas complètement, il est vrai, puisque la bourgeoisie restait encore inférieure à la royauté, à la noblesse et au clergé, mais du moins solidement, sous le rapport civil et sous le rapport politique, puisqu’elle fit à la fois garantir ses droits individuels et reconnaître ses droits gouvernementaux en une certaine mesure. C’est sur la révolution générale du xviiie siècle que nous tombons en désaccord. La Convention avait, il est vrai, constitué le peuple à la fois sous le rapport civil et sous le rapport politique, et lui avait fait sa juste part dans la vie générale. Mais de cela qu’est-il resté ? Une charte qui déclare que tous les Français sont égaux devant la loi, et qui ne reconnaît comme ayant droit à une influence et à une participation quelconque dans le gouvernement que deux cent mille citoyens sur les trente-quatre millions qui composent la société française. D’où il suit qu’en résultat la révolution du xviiie siècle n’a été, politiquement parlant, que le développement et le complément de celle du xiie, puisqu’elle a mis tout entier entre les mains de la bourgeoisie le gouvernement dont celle-ci avait déjà conquis une partie, et qu’elle n’a constitué le peuple que sous le rapport civil et non sous le rapport politique.

Ensuite est-il vrai que la puissance ait toujours été le prix de l’intelligence et du travail ? Les longues files de rois imbéciles et paresseux qui se succèdent dans toutes les monarchies absolues, la domination des conquérants sur les peuples conquis, l’énorme prépondérance de toutes les inutiles et ignorantes aristocraties qui se dressent encore de toutes parts au-dessus des populations laborieuses, ne relèguent-elles pas votre assertion au rang des paradoxes ?

Nous arrivons à cette heure au côté pratique de la question.

« M. de La Mennais, entraîné par de nobles passions, veut-il, du sein de l’extrême misère, pousser le peuple à l’extrême grandeur ? Veut-il lui faire exclusivement gouverner la société ? Nie-t-il la souveraineté de l’intelligence et la nécessité de son intervention dans la fondation du droit social ? »

D’abord, pour nous entendre sur le fond, il est bon de nous entendre sur les mots.

Vous reconnaissez, je pense, avec nous, qu’aujourd’hui il n’existe plus réellement que deux classes dans la société française, la bourgeoisie et le peuple.

Or, qu’est-ce que la bourgeoisie et le peuple ?

Pour l’un, formulant la définition qui ressort du livre de M. de La Mennais, nous dirons : Le peuple est tout ce qui ne possède que par son travail et relativement à son travail, — et, pour l’autre, déduisant la seconde définition de la première : — La bourgeoisie est tout ce qui possède sans travail ou au delà de son travail.

Pour faire passer le peuple de l’extrême misère à l’extrême grandeur, il faudrait créer en sa faveur une prédominance complète sur la bourgeoisie, et l’on ne pourrait livrer exclusivement le gouvernement au peuple sans le constituer par cela même en aristocratie. Or, je demande si l’on peut imaginer une aristocratie démocratique. En admettant même comme possible la réalisation de ce non-sens, il faudrait, pour y arriver, déplacer complètement les bases de la société ; et le Livre du Peuple recommande expressément de n’attenter en rien à la propriété.

M. de La Mennais ne demande donc point pour le peuple la supériorité politique, mais l’égalité. Il ne veut pas que le peuple opprime la bourgeoisie, mais l’absorbe : qu’il confisque à son profit le gouvernement, mais qu’il y participe.

Et comment y participer ? En masse et immédiatement ? Mais cela est impossible. Si vous mettez le pouvoir aux mains du peuple, tout ce concours de volontés divergentes, de pensées incohérentes, de projets insensés, produira le désordre, l’anarchie, etc., etc.

En vérité, c’est prêter au génie un raisonnement indigne de la plus lourde médiocrité, que de lui supposer des combinaisons qui amèneraient de pareils résultats. Ce que veut M. de La Mennais, ce que veulent tous les démocrates tant soit peu intelligents, c’est l’intervention médiate du peuple dans le gouvernement. Où est l’homme assez fou pour dire que la misère et l’ignorance sont des titres à la puissance, et que le pauvre ouvrier, qui ne connaît que le maniement de son outil, soit plus propre à gouverner la société que l’homme nourri dans toutes les spéculations de la philosophie et de la politique ? Qui songe à demander que chacun ait maintenant un droit égal et une part égale à la gestion des affaires ? On ne réclame qu’une chose, c’est la possibilité pour chacun de faire entendre ses désirs et ses besoins, de mettre sa boule dans l’urne sociale, d’agir, en un mot, médiatement, mais infailliblement, sur le mouvement général de la grande machine dont il fait partie.

Et, loin de méconnaître la souveraineté de l’intelligence et la nécessité de son intervention, cette doctrine la confesse et la confirme irrécusablement. Quand l’intelligence aura-t-elle de plus belles chances que le jour où la recherche, l’organisation et le développement des systèmes gouvernementaux seront confiés à des agents choisis par l’universalité des citoyens ? Qui sera appelé, si ce n’est le plus capable ? Sur une telle masse de votants, ce ne seront plus, comme aujourd’hui, des raisons d’intérêt personnel qui pourront déterminer les élections. Le peuple, trop peu intelligent pour gouverner lui-même, le sera bien assez pour reconnaître ceux qui seront les plus aptes à le faire pour lui ; alors la raison seule pourra présider à des déterminations qui devront satisfaire tous les intérêts à la fois ; la justice deviendra nécessairement la seule règle d’une politique forcée de complaire à tous, parce qu’elle sera dépendante de tous, et la législation ne sera plus autre chose que la manifes-