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KOURROGLOU.

Improvisation. — « Ô mon Dieu, tu l’as créé sans défaut. Il n’est le serviteur que de toi seul ; mais envers tout le reste du monde, il est impérieux et superbe. Il a amassé des montagnes de marchandises, et il s’est reposé. Il a jeté un regard à son compagnon, et il a souri. Il a baissé la tête, et il a joué au trictrac. »

Le Turc dit : « Guerrier Kourroglou, pour ta poésie, je te paierai un tribut de cinq cents tumans. » Kourroglou pensait qu’il n’aurait rien de cet homme qui l’avait vaincu. Aussitôt qu’il entendit parler de cinq cents tumans, son cerveau recouvra la santé ; il fut transporté de joie, et improvisa ainsi :

Improvisation. — « Il a mis sur ses oreilles le bonnet d’un derviche, sur ses épaules est un manteau d’hermine. Je lui ai chanté un air. Le marchand m’a donné cinq cents tumans pour récompense. »

Le Turc ayant versé l’argent devant le chanteur, il dit : « Voici mon tribu de cinq cents tumans. Si tu veux accepter mon invitation, Dieu merci, nous ne manquons pas de vin ni de kabab. Il y a toutes sortes d’aliments préparés. Si tu ne veux pas venir, et que tu préfères t’en aller, tu es le maître. » Kourroglou dit : « J’aimerais mieux partir, si tu daignais me le permettre. »

Kourroglou, ayant mis l’argent dans sa poche, prit congé de son hôte, et retourna à Chamly-Bill. Quand les bandits virent l’argent, ils le félicitèrent de sa victoire. Kourroglou dit : « Ne m’insultez pas, chiens que vous êtes ! Ce ne sont pas des tumans, mais bien autant de gouttes de mon propre sang. Cet homme m’a vaincu ; mais il n’a pas voulu me tuer, et, de plus, il m’a payé mon sang avec cet argent. »

Il ordonna à ses gardes de veiller le moment du départ du marchand et de le lui annoncer.

À partir de ce moment, Kourroglou sent décroître la conscience de sa force ; il n’ose plus sortir seul. Quand Ayvaz vient lui dire : « Ne veux-tu pas faire une sortie, seigneur ? Nous sommes à la fin de l’automne. Si la neige tombait cette nuit, les routes seraient interceptées, et nous ne trouverions plus de voyageurs à rançonner. Cependant ta caisse et ta paneterie sont vides. J’aperçois une caravane : allons ! » Kourroglou répond : « Retire-toi ! le premier marchand était un homme sage, et il n’a pas voulu me tuer ; mais un autre peut être fou. »

Kourroglou ne voulait pas confesser devant ses gens qu’il était continuellement tourmenté par l’idée de la supériorité du Turc qui l’avait vaincu. Il résolut de voir encore une fois son heureux adversaire. Après bien des perquisitions, il sut le jour où le marchand devait quitter Erzeroum. Il partit avant lui, et se posta dans une passe de montagnes, de l’autre côté de la ville où passait la route. Le Turc était seul, à cheval, ayant laissé sa caravane derrière lui, à quelque distance. Kourroglou se sentit transporté de fureur ; il poussa son cheval sur le marchand, le jeta à bas de sa selle, et coupa la tête de l’homme renversé. Il sentit bientôt sa rage se calmer, et, fâché de ce qu’il avait fait, il chanta ainsi :

Improvisation. — « Begs, écoutez-moi ! Sur le chemin d’Alep, je rencontrai un marchand, je rencontrai un lion affamé. Je soufflais comme la brise du matin. Je me suis placé en embuscade sur sa route, non loin d’Erzeroum ; j’ai coupé sa tête à Erzengan. J’ai rencontré un marchand. »

L’ayant dépouillé de ses vêtements, Kourroglou vit que ce n’était pas un Turc, mais un Arménien, et il chanta :

Improvisation. — « Sa mort m’a délivré de mille maux. Je l’ai acceptée avec délices, comme un bouquet de roses. J’ai dépouillé le corps, et j’ai vu que c’était un Arménien. Oh ! que les montagnes se couvrent de brouillards, que des torrents ruissellent de leurs sommets[1] ! Kourroglou, que ton bras soit desséché ! J’ai rencontré un marchand. »

Cette dernière strophe, si courte et si bizarre, nous paraît la plus belle et la plus orientale des improvisations de Kourroglou. Elle a la concision mystérieuse du style biblique. L’âme coupable s’y dévoile en voulant cacher sa honte et son effroi sous des métaphores. L’orgueil blessé, la colère, la vengeance toujours vivantes dans le cœur du meurtrier, entonnent le chant du triomphe ; les méchantes passions acceptent la mort de l’homme juste et généreux comme un bouquet de roses. Puis aussitôt le désespoir du maudit étouffe l’hymne impie. Oh ! que les montagnes se couvrent de brouillards ! la nuit descend sur les yeux de Caïn. Kourroglou, que ton bras soit desséché ! Et le bon refrain si bête et si sombre : « J’ai rencontré un marchand ! » en dit plus qu’il n’est gros. Nous connaissons certains refrains romantiques des ballades modernes, qui cherchent le terrible et le naïf, à l’imitation de ces formes populaires. Aucun ne m’a fait l’impression de ce : j’ai rencontré un marchand, qui vient si à point, qui résume si bien le souvenir d’une action qu’on ne veut pas s’avouer à soi-même, et qui, ne cherchant ni le naïf, ni le terrible, rencontre l’un et l’autre à la grande honte des faiseurs de nos jours. Kourroglou devait être un grand poëte. Il ne pensait qu’à la rime et trouvait l’effet. M’est avis qu’aujourd’hui nous faisons le contraire.


À partir de ce moment, la fatalité s’appesantit sur Kourroglou. Après quelques exploits où ses imprudences le mettent à deux doigts de sa perte et où il succomberait sans l’héroïque secours d’Ayvaz et de ses compagnons, il est fait prisonnier, traîné à la queue d’un cheval, nourri des os qu’on lui jette comme à un chien, enfin attaché à un poteau pour mourir sous le fouet et le bâton. Il échappe pourtant à cette épreuve terrible, mais c’est pour retrouver Chamly-Bill en révolution ; Ayvaz le hait et le maudit comme un tyran, ses meilleurs amis le trahissent et l’abandonnent. Le combat qu’il est forcé de leur livrer est d’une haute poésie épique ; sa douleur, son amour pour Ayvaz, son indignation, touchent parfois au sublime. Enfin, Kourroglou, devenu vieux, s’éprend encore d’une princesse étrangère et veut l’enlever. Surpris et jeté dans un puits, il y devient si gras, ce qui, pour un homme tel que lui, est le comble de l’abjection et de la honte, qu’il est retiré de l’abîme et délivré à grand’ peine. Mais l’esprit du grand homme est affaibli. Pris par ses ennemis, il finit esclave et aveugle comme Samson, après avoir vu tuer Kyrat sous ses yeux, et dès lors la mort est un bienfait pour lui. Ses derniers chants d’agonie ont encore de la grandeur et le montrent puissant et résigné. Il y a de l’analogie entre la fin de ce poëme et celle de la légende des quatre fils Aymon.

Nous n’avons traduit qu’une faible partie de cette curieuse épopée de Kourroglou. La fin est surtout frappante ; mais nous ne voulons pas priver l’amie qui nous a aidé à traduire du plaisir de la donner elle-même au lecteur dans une publication complète.


FIN DE KOURROGLOU.
  1. Pour laver le déshonneur d’avoir traîtreusement attaqué l’homme sans défense. Les Persans haïssent, à cause de quelques différences de religion, les Turcs sunnites, plus encore que les chrétiens, s’il est possible. De sorte que Kourroglou cherche une consolation dans la pensée qu’il a trouvé que son supérieur à tous égards n’était pas un sunnite, mais un Arménien (Note de M. Chodzko.)
    Cet Arménien est évidemment le plus grand personnage du roman de Kourroglou : et n’est-il pas remarquable que ce héros, si supérieur à Kourroglou lui-même par son sang-froid, son courage, sa force et sa générosité, soit resté chrétien dans l’imagination des rapsodes ? Est-ce seulement par excès de haine contre les sunnites qu’on lui attribue un si grand rôle ? Dans un autre endroit, nous avons vu la princesse Nighara s’attendrir très-particulièrement, jusqu’à vouloir se donner la mort, pour un voyageur européen que Kourroglou menaçait de sa fureur. Il faut bien que dans ces têtes poétiques de l’Orient le chrétien soit un être supérieur, en dépit de la répulsion fanatique.